On n’était pas trop soucieuse de l’effet qu’aurait sa participation à la Biennale d’Art de Venise en 2022 sur Tina Gillen. Une peintre comme elle n’aillait pas tomber pas dans un « painter blues ». On avait pu le constater l’année suivante. Fareway So Close (titre à Venise) avait été suivi de Flying Mercury (titre à Esch/Alzette), où à la Konschthaal, les peintures de Venise étaient augmentées de nouvelles pièces. L’occasion aussi de revoir des pièces plus anciennes.
On avait préféré le cheminement à travers l’espace eschois. Comme un fil rouge guidant et invitant le visiteur à entrer dans plusieurs périodes et thématiques de Tina Gillen. À Venise, les contraintes spatiales du pavillon luxembourgeois (on dirait plutôt « booth» comme dans les foires d’art), semblait l’obliger à chercher à guider le visiteur dans un espace, alors que son œuvre elle-même est espaces.
On la retrouve donc avec bonheur aux cimaises de la galerie Nosbaum Reding qui la représente depuis ses débuts. Ici, pas d’interférences spatiales, juste des cimaises blanches pour Nailing Colours to the Mast. Une expression anglaise qui renvoie, dit le texte qui accompagne l’exposition à « afficher clairement ses propres convictions ». On ajoute ici la fragilité du mât, car le voilier dans l’immensité du large est destiné à fendre l’eau et aller de l’avant. Il peut devenir une coque de noix ballottée par les vents et les flots adverses. Comme le dit Tina Gillen elle-même : « Il y a des situations extérieures à nos possibilités de perception et de maîtrise ».
On peut voir dans l’aquarelle Anatomy of a Sailboat l’esquisse initiale de cette série sur le voilier. L’artiste présente ce qui le compose ; la quille, la coque, le mât. Le tout zébré de flèches rouges : Tina Gillen, pour peu que l’on connaisse même moyennement son mode opératoire, concentre son analyse avec sa peinture et son apparente virtuosité par morceaux sur le voilier : « Structurer la surface picturale, avec des lignes et des découpes » (Eva Wittocx, dans le catalogue de Venise).
Commençons par le surprenant Infinity, un cercle. Cette forme parfaite, puisque close, s’immisce de temps à autre seulement dans l’œuvre de Tina Gillen. Mais ici, c’est un hublot, à travers lequel on voit, comme par une longue-vue, la ligne de partage entre l’eau et le ciel exactement centrée. Sur la cimaise d’en face, une autre vue s’appelle Frontiers. On est à la proue du bateau, c’est une vue rapprochée où le bastingage représente la ligne de séparation entre le pont et l’océan. Les voiles qui claquent au vent, à côté, Half Light, permettent à la peintre un travail de vue en plongée, on imagine depuis un quai. Tina Gillen en fait un exercice sur la géométrie des voiles qui sont des triangles simples et « naturaliste » : les jeux d’ombre et de lumière créent l’avancée optique du bateau.
La toile Riot of Colours, (le mot anglais riot signifie émeute) nous a été expliquée par Tina Gillen elle-même : « C’est un moment où la voilure a du mal à se stabiliser et à s’orienter par rapport à la puissance du vent. » La direction du foc est comme suspendue et ne permet pas, dans cet instant, de mettre le cap sur une destination précise. Et si les voiles sont rouges et noires, il y a sans doute dans ce choix un sentiment de révolte. Notre époque de vents mauvais est bien saisie.
La série Zenne I, II, III, IV figure une pièce d’un habitacle. Mais ce n’est pas une habitation au sens de la maison que Tina Gillen peint depuis ses débuts. Écoutons-la raconter : « La Senne est la rivière qui longe le Canal de Bruxelles et qui passe non loin de là où j’habite. On ne m’a pas donné accès aux postes d’écluses qui vont être démolis. Je voulais faire une dernière série sur ces observatoires, sur les berges de la Senne, rendre une sorte d’hommage à ces bâtiments qui vont disparaître. J’ai alors travaillé sur la vue à travers la vitre d’une péniche, en m’inspirant des couleurs du poste d’écluse, des couleurs des cadres des fenêtres inclinées pour contrôler la montée ou la descente de l’eau dans le sas. »
On voit en effet une pièce où il y a un sol, un plafond, des fenêtres. Mais la manière de Tina Gillen de conduire les dégradés de couleurs jusqu’à les fondre l’une dans l’autre crée une illusion d’espace. Le jaune de la berge et le bleu du reflet de la rivière, sont là, en arrière-plan. Les poste d’observation des écluses de la Senne ont en quelque sorte déjà disparu.