Opéra

Aix en Provence 2017

d'Lëtzebuerger Land du 28.07.2017

De la clinique privée de Carmen... Carmen, une femme hystérique (non, ce n’est pas un pléonasme, mais, sous la plume du psy, un compliment) face à son amant, Don José, un homme immature qui, tout en restant accroché au sein de la mère, va aller se perdre dans le vagin denté de la Gitane : « Parle-moi de ma mère », supplie Don José Micaëla, son amour d’enfance. Voilà résumé l’intrigue de l’opéra le plus populaire du monde qui attendait depuis presqu’un siècle et demi cette mise en scène en forme de psychothérapie que le russe Dmitri Tcherniakov, finalement pas si iconoclaste que ça, donna enfin à Aix-en-Provence.

Et cela fonctionna ! Oh certes, en remplaçant les dialogues originels par des injonctions thérapeutiques bavardes, forcément bavardes, le metteur en scène n’a pas toujours su résister à la tentation de l’art contemporain d’inonder et donc de diluer ses productions par d’interminables commentaires pesants et redondants. Et si la distance intellectuelle et toute brechtienne introduite par ce cadre thérapeutique nous priva certes du plaisir immédiat et émotionnel de nous vautrer dans ces vocalises mille fois entendues, elle nous fit cependant maintes fois nous exclamer : « Bon sang, mais c’est bien sûr ! », en écoutant par exemple Micaëla s’adresser au toréro au lieu du soldat et en voyant le hall froid et aseptisé de l’hôpital se substituer aux arènes de Séville.

Nous rîmes de bon cœur aux trouvailles de la mise en scène, nous admirions la beauté de la composition de nombreux tableaux et surtout nous succombions aux charmes de Stéphanie d’Oustrac, aussi inspirée comme comédienne que comme soprano qui résuma pour notre plus grande joie un siècle et demi d’interprétations de Carmen : séduction et amour, fourberie et agressivité, tendresse et lasciveté, toute la gamme d’une vie de femme y passa. Le Don José de Michael Fabiano n’avait aucun mal à passer de l’amant désabusé à qui on ne la fait pas du début de la thérapie à l’amant fou et désespéré de la fin de la tragédie. La voix de Michael Todd Simpson en Escamillo tenait, fort logiquement, plus de l’honnête homme que du macho latin, contrairement à celle d’Elsa Dreisig (Micaëla) dont la tessiture rivalisa, un paradoxe, avec celle de Carmen. L’orchestre de Paris, sous la baguette de Pablo Heras-Casado, mit juste ce qu’il fallait de réminiscences espagnoles dans ses timbres et accompagna solistes et chœurs avec des accents parfois appuyés et des coups de théâtre à faire pâlir d’envie le Haydn des coups de cymbales.

Et quand au dernier acte, les Carmen et Don José de Bizet et de Tcherniakov s’identifiaient jusqu’à se confondre et à effacer les frontières entre opéra et thérapie, entre musique et mise en scène, nous pouvions enfin laisser libre cours à nos émotions. Dommage que Tcherniakov surligna alors lourdement son concept en faisant ressusciter les deux protagonistes. Il priva ainsi acteurs et spectateurs de la catharsis qui est pourtant l’alpha et l’oméga du théâtre comme de la thérapie.

...à l’asile de The Rake’s Progress Après la cure dans la très chic clinique privée, place à l’hôpital psychiatrique où se retrouva, à la fin de sa « progression », le pauvre Tom Rakewell, l’antihéros de The Rake’s Progress d’Igor Stravinski que le génial Simon McBurney donna au Théâtre de l’Archevêché. Il commença à placer ses personnages dans un cube d’un blanc aussi immaculé qu’aucun musée d’art contemporain n’ose plus afficher. Surface de projection de tous les phantasmes, cet anti-décor figurera, en se défigurant comme le tableau de Dorian Gray, les échecs successifs du protagoniste.

Délaissant le véritable (?) amour de sa fiancée Anne Trulove, Tom Rakewell vend son âme à Nick Shadow et se met à la recherche de…, de quoi en fait ? De l’ultime savoir comme Faust, du bonheur comme Schlemihl, du temps perdu comme Proust ou, tout simplement, de l’impossible bonheur comme tout bon névrosé menacé par la psychose ? Tom se ruine en voulant devenir riche et sombre dans la folie après avoir épousé Baba, la femme à barbe, cette lointaine ascendante de Conchita Wurst et, accessoirement, annonciatrice de notre actuelle problématique transsexuelle. Tom est dès lors condamné à la folie et ne sera pas plus guéri par l’apparition désintéressée et sacrificielle d’Anne en remake de Gretchen que ne l’a été Don José par l’effort de ses thérapeutes. Eh oui, la rédemption n’opère que dans les opéras de Wagner. Et le chef d’œuvre néoclassique de Stravinski tient plus des opéras de Mozart, du Faust de Goethe et de L’histoire du soldat du maître lui-même que des drames musicaux du maître de Bayreuth.

La magie de Shadow fut donc moins opérante que celle de McBurney. Car c’est en véritable enchanteur que le metteur en scène britannique métamorphosa ce qu’il faut bien appeler sa toile en forêt bucolique, en cour des miracles, en bestiaire baroque, en château hanté, en cellule aseptisée etc., etc.

La distribution était dominée par Julia Bullock, rayonnante d’empathie, de don de soi, voire d’autorité. Le Tom Rakewell de Paul Appleby passa de la candeur à la rouerie, de l’espoir au désespoir avec une déconcertante facilité, quand Kyle Ketelsen campa avec assurance un Nick Shadow aussi inquiétant qu’étrange. Eivind Gullberg Jensen fit plus que remplacer Daniel Harding à la tête de l’Orchestre de Paris, très à l’aise dans cette partition qui ne versa jamais dans la parodie du style classique et fit la part belle aux vents et aux rythmes si caractéristiques de la patte de Stravinsky. Nous accordons volontiers la palme d’or du millésime aixois 2017 à cette adorable et féérique production.

Paul Rauchs
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