A.I., aïe, aïe !

d'Lëtzebuerger Land du 01.03.2019

Dans l’exploration des mythes de notre temps, il faudrait être sourd et aveugle pour passer à côté de l’intelligence artificielle (aka A.I.). Concept fumeux ou révolution en marche, la vérité se situe certainement entre les deux et l’on peut en tout cas s’amuser de la capacité de notre époque à maquiller des algorithmes indigestes et des technologies du siècle dernier en concepts de science-fiction dignes de Steven Spielberg ou d’Isaac Asimov.

A priori, une période faste s’ouvre à nous. Si les ordinateurs deviennent vraiment plus intelligents que les êtres humains, on va pouvoir enfin leur poser les questions auxquelles nous attendons les réponses depuis des siècles : Dieu existe-t-il ? Que devient-on après la mort ? Est-ce une bonne idée d’épouser X ou Y ? Doit-on dire « un » chips ou « une » chips ?

Pourtant, il ne faut pas perdre de vue que l’intelligence artificielle a été inventée par des gens qui ne manquent pas de bêtise naturelle. Une caste que l’auteur de ces lignes se permet d’autant plus volontiers de dénigrer qu’il en est issu : l’ingénieur informaticien. Vous pensez qu’on va vous proposer des avancées technologiques qui vont changer votre vie, comme un robot pour repasser vos chemises, des chercheurs virtuels capables de découvrir des médicaments contre des maladies incurables ou une technologie qui pourra deviner ce qui va faire plaisir à votre fils de onze ans pour son anniversaire ? C’est oublier un peu vite qui est derrière l’AI. Pour l’instant, les plus grandes réussites ressemblent plutôt à des fantasmes de geeks : être le plus fort du monde aux échecs, au jeu de go, à Quake III ou à Starcraft II. Trop cool…

En fait, la situation semble avoir empiré depuis que les services commerciaux et marketing se sont emparés du sujet. Maintenant, les plus grandes capacités de calcul du globe servent donc à Facebook, Google ou Amazon pour vous offrir un monde tellement absurde que vous n’auriez pas pu l’imaginer avec votre petite intelligence naturelle : Votre smartphone vous propose d’écrire les mêmes messages à votre épouse et à la Joffer de vos enfants. Votre GPS vous invite à faire demi-tour sur l’autoroute, « dès que possible ». Facebook propose à votre belle-mère d’ajouter votre amant à la liste de ses amis. Vos vols Ryanair coûtent plus cher si vous les réservez le dimanche soir plutôt que le jeudi à quatre heures du matin. Les hôtels deviennent complets dès que vous essayez de les réserver en utilisant les bons cadeaux Wonderbox que vous avez reçus à Noël. Google vous propose des publicités pour des montres alors que vous venez justement d’en acheter une nouvelle sur Amazon (et, non, vous n’avez pas l’intention d’ouvrir une bijouterie).

Le constat est un peu amer, car derrière la prétendue intelligence ne se cache souvent que la capacité à exploiter des données pour produire des statistiques, qui se renforcent artificiellement, tel le trappeur qui coupait d’autant plus de bois que l’Indien lui prédisait un hiver de plus en plus froid (car si « homme blanc couper bois, c’est que hiver sera très froid »). Vous aimez l’équitation ? Les réseaux sociaux vous montreront des publications sur les chevaux. Incroyable. Vous avez partagé votre code Spotify avec vos enfants ? Vos repas entre amis sont maintenant ponctués des derniers tubes de Louane et Ariana Grande. La frontière entre publication et publicité est désormais aussi mince que la déontologie d’un directeur commercial devant un paquet de stock-options. Et puis, réfléchissez bien avant d’acheter une enceinte connectée si l’un des membres de votre famille s’appelle Alexia ou… Cyril, prénoms dont la prononciation se rapproche dangereusement du nom des assistants vocaux qui s’empresseront de répondre à vos ordres et à vos invitations les plus variées…

Et ce n’est pas fini ! Les économistes (et les journalistes fainéants qui reprennent les communiqués de presse des start-ups) vous promettent des voitures sans conducteur et des frigos qui font les courses tout seuls sur Internet, avec livraison de salades fraîchement cueillies par drones. Dans le meilleur des cas, il semblerait qu’on puisse espérer dans les prochains mois une traduction automatique au moins dans certaines langues, la reconnaissance de visages, le trading automatique, l’aide au diagnostic médical, le recoupement de témoignages et, n’oublions pas, le plus important, la victoire au prochain Euro sur Fifa 20 ! Certainement la meilleure raison pour « Digital Luxembourg » d’investir dans le domaine. L’actualité de ces dernières semaines semble le confirmer, après l’annonce d’un partenariat entre le Grand-duché et une entreprise américaine pour la création d’un laboratoire dédié à la recherche dans le domaine et à l’avant-veille d’une future autorisation pour transformer une surface agricole équivalent à environ 50 terrains de football en centre de calcul pour Google.

Parce que, tout bien réfléchi, les vraies raisons qui pourraient justifier un tel engouement pour l’intelligence artificielle font plutôt peur. Le jour est peut-être proche où une intelligence artificielle va comprendre cet article et écrire au journal pour s’en plaindre. Qui me dit alors que le rédacteur en chef qui, entre-temps, sera peut-être aussi devenu virtuel, ne préférera pas me remplacer par cette intelligence artificielle, sans doute plus à même de plaire aux lecteurs virtuels qui décideront d’acheter avec leurs bitcoins des espaces publicitaires ou de commander des abonnements numériques…

Cyril B.
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