La liberté académique ne s’use que quand on ne s’en sert pas, pourrait-on dire en référence à la devise du Canard enchaîné. La cellule scientifique de la Chambre des députés a publié ce mardi une étude aussi critique que fouillée sur le sujet délicat de « la compétitivité fiscale du Luxembourg ». Un paper de 128 pages qui va bien au-delà des éléments de langage usuels des lobbies de la place, repris par les autorités politiques. La députée Déi Lénk, Nathalie Oberweis avait saisi la cellule en automne 2022 pour savoir comment « interpréter scientifiquement » les résultats que venaient de publier un data scientist (Javier Garcia-Bernado) et un économiste (Petr Janský). Les deux chercheurs estimaient à 0,9 pour cent le taux d’imposition « réel » que les multinationales payaient au Luxembourg. Ceci alors que le taux légal (également dit « d’affichage ») se situait à 29,2 pour cent. Comment arrive-t-on du taux officiel au taux réel ? Par des exonérations, abattements, réductions et déductions qui permettent de réduire, souvent à la portion congrue, la base imposable des holdings internationales.
Pour traiter la question de l’optimisation fiscale, la cellule a constitué une équipe « in house » composée d’une géographe (Estelle Mennicken), d’une juriste-fiscaliste (Julie Kaprielian), ainsi que d’un historien (Fabio Spirinelli). Ils ont eu l’appui de deux externes provenant de l’Uni.lu : Nora Paulus et Benoît Majerus. Le rapport souligne que les taux calculés par Garcia-Bernado et Janský sont confirmés par plusieurs travaux (publiées entre 2017 et 2024) : « Les estimations varient entre 1 et 8 pour cent ». Mais, avertit la cellule, ces chiffres seraient à interpréter « avec prudence ». Car ils se basent sur des données relativement anciennes : Les plus récentes datent de 2017, un moment où l’architecture fiscale internationale était en pleine reconfiguration suite à Luxleaks. La cellule pointe ce « laps de temps significatif », dû au rythme de production académique. Et d’avancer une hypothèse : Entretemps, les dispositifs européens visant à endiguer l’optimisation fiscale agressive auraient « probablement » influencé les taux d’imposition réels.
La cellule ne minimise pas pour autant les divergences entre taux d’affichage et réel. Elle rappelle que ceux-ci ne seraient pas un « artefact comptable », mais refléteraient « des choix stratégiques », tant de la part des multinationales que du Luxembourg, qui chercherait, comme d’autres petits pays, à utiliser la fiscalité comme « levier important de l’attractivité ». (En 1983 déjà, Gaston Reinesch glosait sur la souveraineté comme « un capital dont on peut tirer un rendement », suivi en 2001 par André Bauler avec son magnum opus Les fruits de la souveraineté.) La cellule scientifique sait qu’elle avance en terrain miné. Elle se couvre dès l’intro : Son objectif serait strictement « descriptif et analytique », elle ne prendrait pas position sur « le caractère moralement juste ou injuste ». Or, le rapport n’a pas peur de thématiser les « effets défavorables » du dumping fiscal. À commencer par la « sous-provision de biens publics » (des autres États). La cellule cite ainsi l’Atlas of the Offshore World, selon lequel le profit shifting vers le Luxembourg aurait occasionné en 2021 une perte de neuf milliards de dollars pour l’Allemagne et de cinq milliards pour la France. Elle résume aussi la position des défenseurs de la concurrence fiscale, qui y voient « un rôle de discipline institutionnelle, en limitant le pouvoir discrétionnaire des gouvernants ».
Le quatrième chapitre de l’étude est consacré à l’histoire de la place financière. Les historiens Benoît Majerus (dont le projet « Digshell » vient de recevoir une bourse de 3,3 millions d’euros par le Conseil européen de la recherche) et Fabio Spirinelli tracent en quelques pages une nouvelle histoire critique de la place financière, qui tranche avec le master narrative légitimiste et téléologique qui prédominait jusqu’ici. Ils reviennent aux origines de la Holding 29 (probablement sous l’impulsion de l’Arbed), évoquent l’effondrement de l’empire Bernie Cornfeld, l’évasion fiscale du « dentiste belge », le business de la domiciliation... Sans oublier les tax rulings, cette « fiscalité ‘négociée’ par les entreprises avec l’administration ». Mais le passage le plus intéressant (car inédit) est sans doute un cas concret qui s’est déroulé aux balbutiements de l’offshore luxembourgeois. La cellule retrace comment, entre 1936 et 1938, une société d’électricité basée à Madrid et active en Argentine a constitué une holding au Grand-Duché, afin de se mettra à abri d’une éventuelle nationalisation par les républicains espagnols. Les autorités luxembourgeoises se montrent aussi serviables que diligentes. « Ils feront tout ce que nous voulons. D’un décret spécial […] jusqu’à un allègement fiscal », s’étonne le vice-président de la holding.
Les temps ont changé. Même si le Luxembourg « continue à occuper une position stratégique dans les chaînes de planification fiscale des groupes transnationaux », la juridiction a dû s’adapter aux nouvelles normes internationales. Dans les deux derniers chapitres, Julie Kaprielian présente l’actuel paysage fiscal, plus réglementé et transparent, et insiste sur la « concurrence multidimensionnelle » (stabilité, cohésion sociale, infrastructures, etc.) que se livrent les juridictions, « au-delà de la fiscalité ». Le Luxembourg cherche à profiter des marges d’interprétation qui lui restent. La cellule cite la directive Atad, que le Grand-Duché veut transposer en y intégrant les entités de titrisation (qui ne figurent pas dans le texte européen). La Commission européenne a introduit un recours en manquement contre le Luxembourg. La cellule scientifique conclut que la souveraineté fiscale luxembourgeoise s’exerce désormais dans un cadre « d’autonomie encadrée ».