Danse

Virtuosité en stand-by

d'Lëtzebuerger Land du 25.06.2021

Force est d’avouer une grande admiration pour le travail de la chorégraphe émérite qu’est Jill Crovisier, forte d’une magnifique carrière, sous le signe de l’exponentiel depuis ses premiers pas, celui d’une grande reconnaissance depuis l’immense succès de son solo Zement, et celui de la consécration après s’être vue auréolée du Danzpräis 2019. Pourtant, avec ce Jinjeon, elle se lance ici dans une présentation périlleuse, car si la recherche de fond, comme son exécution est franchement intéressante, le spectacle dans son ensemble peine à trouver la justesse à laquelle la chorégraphe nous a habituée. Deux scènes y sont maîtresses, et divines, l’une à l’ouverture, l’autre à la fermeture, entre-elles, difficile d’en dire quoi que ce soit… Alors, sommes-nous devenus des gosses gâtés, épuisés de réfléchir devant le moindre – grand – écart ? Nous n’en sommes pas encore là. Soit, Jinjeon ne nous a pas tapé dans l’œil, par contre, on attend la suivante avec impatience.

Il se dit dans le programme de salle que « Jill Crovisier invite à un voyage dans le temps et crée un lieu futuriste où l’espèce humaine semble perdre sa virtuosité face à l’apparition des androïdes »… Nous sommes en effet, bien perdus dans un autre monde, où l’on se déplace, s’habille, et se comporte avec un certain décalage par rapport à chez nous. Oui, cette temporalité est bien étrange, le temps parfois, se suspend, se ralentit, s’arrête presque. Des androïdes sont bien là, personnifiés, et, il est palpable qu’une forme de virtuosité s’est estompée. Reste à ne pas douter que cette dernière ligne ne soit bien qu’une mise en scène. Car Jinjeon n’est pas à la hauteur de nos attentes. Crovisier y glisse bien évidemment sa perfection à bien des endroits, mais un spectacle ne se limite pas à quelques fulgurances.

À l’entrée dans le studio du Grand Théâtre – une salle qu’on aime particulièrement –, le plateau bombardé de lumière, laisse place à un duo de quidam en « mutation », rappelant agréablement du Crovisier, dans l’attitude des interprètes, l’occupation du plateau, et même les accessoires choisis. Derrière, la danseuse Marie Hanna Klemm – plutôt parfaite – place un solo magnifiquement hypnotique, et puis, de scène en scène, la recette se corse de trop d’ingrédients.

C’est une suite successive de tableaux à laquelle on assiste, comme si on changeait frénétiquement de chaîne télévisée. Et comme devant une télévision, les programmes n’accrochent que peu l’attention, même si le groupe – Ardian Hartono d’une grande beauté scénique, Amy Josh génialement placide, Marie Hanna Klemm qu’on encensait plus haut, Scott Jennings et sa carrure d’athlète, l’artiste luxembourgeois montant Isaiah Wilson, et Jill Crovisier reprenant au pied levé la place de d’une autre danseuse – jubile de technicité et de précision.

Malgré tout, Jinjeon est un profond défouloir, une vraie catharsis pour le spectateur, jusqu’à une pause centrale, où le temps se disloque. Infusé d’une myriade de références et de « trucs » qu’on a l’impression d’avoir vu ailleurs, Crovisier opère à un « usage des œuvres » intelligent et plutôt doux dans l’appropriation. Le gros de son travail se situant clairement dans une danse qui expérimente, quoique peut-être un peu trop loin pour que nous puissions en saisir assez, et en sortir conquis de compréhension.

Là est peut-être l’imbroglio. Sans le programme de salle, difficile de comprendre grand-chose de ce tout, certes joliment posé en scène. Un premier degré se saisi néanmoins dans plusieurs tableaux : une plante protégée comme un nouveau-né, une jupe difficile à enfiler pour un homme, une voiture téléguidée dictant les pas de danseurs robots, des corps et gueules très différents dans le casting, proposant une appréciable anti typologie corporelle aux mouvements… On le sait, et on adore ça, Crovisier ne cesse de briser les codes. Constamment, elle refait, ou défait ce qui se pose trop longtemps comme dogmes. Malheureusement, cette fois, ça n’aura pas suffi.

Ainsi, dans son Jinjeon, Jill Crovisier fait ce qu’elle sait faire, de la danse-théâtre pleine d’images esthétisées avec minutie, une pièce purement contemporaine entre cauchemars et rêves. Pourtant, un sentiment de déception à l’esprit, difficile de s’enthousiasmer… Ça ne marche pas à tous les coups, dira-t-on pour finir.

Godefroy Gordet
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