Le 15 janvier 1919, Charlotte prêtait serment devant la Chambre des députés et succédait à Marie-Adélaïde sur le trône du Luxembourg. Elle proclame « Je vivrai la vie de mon peuple dont je ne veux être séparée par aucune barrière. Je partagerai ses joies et ses souffrances ». Le contexte de la fin de la guerre et les compromissions de sa sœur imposent la réserve : aucune cérémonie officielle n’accompagne l’événement. « Le changement de règne se déroule dans la sobriété et l’incertitude », précise la Cour grand-ducale en commentaire sa page Facebook. Faute de photographies d’époque, les images publiées proviennent des jubilés des trente et quarante ans de règne. La Grande-Duchesse Charlotte a régné durant 45 ans, jusqu’à son abdication le 12 novembre 1964, en faveur de son fils aîné Jean.
Le 12 novembre 1964, pour la première fois, des caméras de la télévision immortalisent l’avènement au trône luxembourgeois. Dans son discours, le Grand-Duc Jean annonce un règne « marqué du sceau de la justice, de la bonté et du progrès ». Il se présente en « garant de la continuité nationale, autour duquel s’apaisent les passions politiques et se groupent les bonnes volontés, prêtes à agir ». À la veille de Noël 1999, le chef de l’État annonce, dans un discours radio-télévisé, qu’il souhaite abdiquer en septembre 2000 en faveur de son fils aîné, Henri.
La passation de pouvoir et les festivités planifiées le 28 septembre 2000 subissent un imprévu : Quelques semaines plus tôt un grave accident de voiture implique le prince Guillaume, plus jeune fils du Grand-Duc Jean, et son épouse Sibilla. Il est grièvement blessé et plongé dans le coma. Les cérémonies sont reportées au 7 octobre, mais le programme des festivités, initialement prévu sur une semaine, est bouleversé. La grande fête populaire, avec un concert de la chanteuse française Patricia Kaas et un feu d’artifice se tient finalement au mois d’avril 2001.
Les images d’archives et la presse de l’époque témoignent d’un engouement populaire et d’une large médiatisation internationale. Quelques jours avant l’événement, le Luxemburger Wort affirme « cette retransmission serait la plus grande production télévisuelle jamais réalisée au Luxembourg » et note la mobilisation de « cinq camions régie, 54 caméras, huit grues mobiles, quatre véhicules avec du matériel d’éclairage, un car de transmission avec connexion satellite ». RTL filme chaque moment officiel : abdication, discours du Premier ministre, prestation de serment, présentation au Corps diplomatique, messe à la Cathédrale, réception à l’Hôtel de Ville, déjeuner au Cercle Cité. Dans son discours, le nouveau Grand-Duc présente le Luxembourg comme « un pays souverain et ouvert sur le monde, dont les missions de demain consisteront à trouver la bonne voie entre une ouverture vers l’extérieur et sa propre souveraineté ».
Les aspects populaires retiennent particulièrement l’attention : saluts au balcon du Palais et plusieurs bains de foule, orchestrés et encadrés. « À plusieurs reprises, [les souverains] se sont approchés des barrières, ont serré des mains et ont accepté des fleurs qui leur ont été remises en signe de solidarité », rapporte le Wort. La télévision consacre une émission spéciale à la journée avec des moments en direct, depuis un studio provisoire installé rue de la Reine et des reportages enregistrés sur les préparatifs. Tout y passe : le scoutisme, les fleuristes, la cuisine, le trône, le livre d’or, l’hymne national, les robes et les photos officielles. On apprend que les particuliers pouvaient se procurer la photo du Grand-Duc ou du couple pour 1 500 francs, encadrement compris, mais on ne nous dit pas combien en ont été vendus. Jean-Claude Juncker, invité sur le plateau, revient sur son émotion lors du discours devant Jean, « qui aurait pu être mon père ». Il assure qu’Henri « est un homme moderne et ne sera pas un prince dans sa tour d’ivoire ».
25 ans seulement nous séparent de ces images. Elles apparaissent portant terriblement datées, par l’âge des protagonistes évidemment, mais aussi par les décors, les habits et l’atmosphère générale, alors même que la « modernité » supposée d’Henri et Maria Teresa étaient soulignées. « Vom Temperament her bevorzugen er und Maria Teresa eher ungezwungene und entspannte Umgangsformen », lisait-on dans le Land le 5 octobre 2000.
Le changement de trône auquel le Luxembourg assistera la semaine prochaine ne marquera pas une rupture. Comme les précédents, il a été planifié de longue date et mûrement réfléchi. Il ne s’agit pas non plus d’un changement de génération : Jean, Henri et Guillaume ont accédé au le trône à peu près au même âge (respectivement 43, 45 et presque 44 ans). En revanche la durée de règne de leur prédécesseur se réduit de dix ans à chaque étape : Charlotte est restée en place 45 ans, Jean 35 et Henri 25 ans seulement. Ils passent le flambeau de plus en plus jeune.
Les festivités organisées reflètent pluôt leur époque et projettent l’image que le futur Grand-Duc veut (se) donner. La monarchie est marquée par la continuité, facteur de sa stabilité. Guillaume sait qu’il doit respecter cette tradition. Un rôle qu’il prépare depuis toujours, endossant le costume de Grand-Duc héritier puis de lieutenant-représentant et assumant sa part de présence officielle. En même temps, il mesure la nécessité de forger son propre style et d’acquérir sa légitimité.
Le programme du Trounwiessel a été pensé en ce sens, en particulier celui du samedi 4 octobre, peu marqué par le protocole, entre la journée officielle de passation de pouvoir la veille et sa célébration religieuse par un Te Deum le lendemain. « C’est la première journée de travail du nouveau Grand-Duc », selon les termes de Laurent Loschetter. Le directeur de l’Atelier a été contacté il y a près d’un an pour concocter « un événement mémorable ». Le projet n’a pas fait l’objet d’un appel d’offres, l’Atelier étant, selon les mots du ministère d’État répondant au Wort « le seul opérateur au Luxembourg à disposer de l’expérience, des ressources et des capacités nécessaires pour concevoir, créer et produire un événement de cette envergure. »
« En discutant avec le futur Grand-Duc, nous avons vite écarté l’idée d’un concert avec une star internationale. Il souhaitait clairement une manifestation en lien avec les habitants du Luxembourg, d’où qu’ils viennent. » À l’époque, Loschetter revenait d’une rencontre avec les organisateurs des cérémonies des Jeux Olympiques de Paris. Les images impressionnantes, l’originalité de certains tableaux, la force de la participation populaire et l’intégration du spectacle dans la ville occupent encore son esprit. Le programme du Trounwiessel va se construire avec cette exigence de toucher le grand public à travers des propositions nouvelles et audacieuses. L’organisateur souligne au Land l’ouverture de Guillaume et Stéphanie : « Je craignais qu’ils freinent les propositions sortant de leurs habitudes, mais ils abondaient à chaque fois. »
Ils acceptent par exemple que la couronne soit redessinée pour en faire un logo, marquant l’évènement. L’agence granduchy a conçu une identité visuelle déclinable en plusieurs couleurs. Le marketing s’en empare aussitôt et les produits dérivés apparaissent rapidement : tasses, t-shirts, ou gâteaux circulent déjà sur le marché. Selon le programme officiel, le fil rouge de la journée du 4 octobre consiste à emmener le couple grand-ducal à la rencontre des habitants dans « leur diversité, leur savoir-faire, leurs exploits, à travers la scène culturelle, sportive et associative ».
« Dem Grand-Duc seng feierlech Tournée » (le terme feierlech a été ajouté pour éviter les plaisanteries autour de l’expression « tournée des grands-ducs ») comprend cinq étapes dans autant de communes censée chacune symboliser une facette différente, avec à chaque halte un parrain et une marraine pour accueillir les altesses. Grevenmacher met en avant le sport et l’engagement bénévole (avec Anne Kremer comme marraine), Wiltz la diversité et le vivre-ensemble (Mike McQuaide et Ni Xialian), Steinfort la bienveillance et la solidarité (Lea Linster), Dudelange les transformations sociétales et la création culturelle (Jules Werner et Patrizia Van der Werken). « Le choix des villes n’a pas été simple. Il fallait composer avec les distances, les équipements pour accueillir le public, mais aussi la couleur politique des bourgmestres », détaille Laurent Loschetter. Il précise que des spectacles ponctuent la visite de Guillaume et Stéphanie, mais que l’essentiel de la journée festive se déroule sans eux, au bénéfice du public local. Même logique à Luxembourg, où le Glacis accueille diverses animations, rythmées par la retransmission des moments forts de la tournée.
Le grand final se déroulera dans la capitale, avec un coup d’envoi sur le Pont Rouge (avec Andy Schleck comme parrain). « Avec les images de Paris 2024 en tête, transformer le pont en scène, m’a semblé une évidence », argumente l’organisateur. Là encore, le symbole prime. Le Grand-Duc et la Grande-Duchesse franchiront le pont à pied depuis le Kirchberg tandis que huit trams avanceront en parallèle, embarquant des participants représentant « les différentes composantes de la société luxembourgeoise, selon des thématiques chères au Grand-Duc » : vivre ensemble, en mouvement, résilience, ressources, créativité, esprit d’entreprise, perspective et Europe. Le monde associatif, culturel et professionnel ont reçu cet été l’invitation à prendre part à cette série de tableaux vivants, dont Ian De Toffoli a conçu la trame narrative, accompagnée en direct par la musique de Francesco Tristano. « Au total 1 800 personnes sont mobilisées. Pas des acteurs ou des figurants, mais des hommes et des femmes qui viennent pour ce qu’elles sont. Tout ce beau monde participe bénévolement », souligne Laurent Loschetter. Il s’amuse de voir dans le même tram des patrons et des syndicalistes ou des écologistes et des chasseurs.
La soirée se poursuivra sur le Glacis avec un spectacle de drones conçu par le duo d’artistes Brognon Rollin. 350 drones simuleront autant de lucioles pour dessiner une série de tableaux autour de leur thème de prédilection, la destinée. On connait leur travail sur les lignes de la main de personnes aux destins incertains ou aléatoires. « La destinée des monarques s’avère beaucoup plus tracée. Les lignes inscrites dans les paumes de Guillaume et d’Henri seront chorégraphiées dans le ciel, liant leurs destins », expliquent-ils au Land.
Dernier morceau et non des moindres : un grand concert rassemblant trente formations de musiciens et musiciennes du pays. « Ils ne vont pas se succéder pour jouer chacun un morceau, ils vont jouer ensemble une œuvre de 80 minutes qui reprend tous les styles musicaux du bel canto au punk, du rap au metal, du jazz à l’électro… » Ça se passe sur une scène centrale à 360 degrés et ça se termine avec un DJ set de Nosi qui emmènera les plus endurants jusqu’à 1h30 du matin.
« 98 pour cent du budget artistique revient à des artistes locaux », annonce fièrement Laurent Loschetter. Le budget alloué à ces événements par la Ville, les autres communes ou l’État reste confidentiel pour le moment, « mais nous fournirons un décompte précis à la fin », a affirmé Lydie Polfer. Elle n’indique pas non plus le nombre de participants attendus. « Soyez là », exhorte-t-elle, assurant que le Glacis peut accueillir « au moins 15 000 personnes ». Plus pragmatique, Laurent Loschetter nuance : « Le public dépendra beaucoup de la météo, mais l’expérience des JO de Paris a montré que la pluie ne devait pas nous freiner. »
Personne ne songe à mesurer l’engouement à l’aulne de la popularité de la monarchie en elle-même. La scène culturelle, prompte à se mobiliser autour de symboles et messages, n’émet ici aucune réserve : « Nous n’avons essuyé aucun refus, sauf pour des questions de disponibilité. La monarchie n’a rien à voir là-dedans », tranche Laurent Loschetter.
Sur les écrans
À la demande du Service information et presse du gouvernement (SIP), BCE assure la fonction de host broadcaster et mobilise 280 personnes (caméras, son, régie, transmission...). Le signal sera mis gratuitement à disposition des médias. Outre 160 professionnels des médias nationaux, le SIP a accrédité environ cent représentants des médias internationaux, provenant d’une cinquantaine d’organes de presse différents. Puisque personne n’a le don d’ubiquité et ne peut pas être à la fois à Wiltz et à Dudelange, la journée du 4 octobre sera intégralement filmée et retransmise en direct sur RTL, Youtube et écran géant. « Nous assurerons 20 heures de direct sur trois jours. C’est plus gros que l’Eurovision ou la visite du pape », nous explique Jeff Spielmann, responsable de la coordination du programme. Un studio sera installé près de la rue de la Reine pour recevoir invités et experts (dont les noms sont encore tenus secrets). Les cérémonies seront entrecoupées de reportages sur les préparatifs ou les associations mobilisées. Peut-être apprendra-t-on le prix actuel de la photo officielle.