En 1971, Yad Vashem décerna le titre le titre de Juste au socialiste Victor Bodson. Retour sur une enquête

Bodson, un Juste parmi les Nations ?

La tombe de Victor Bodson au cimetière du Limpertsberg
Foto: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land vom 05.01.2024

Un Juste parmi les Nations est un non-juif qui a sauvé un juif au péril de sa vie. En 1971 un homme politique luxembourgeois a reçu ce titre prestigieux décerné par l’Institut commémoratif des martyrs et des héros Yad Vashem de Jérusalem. La consécration d’un héros luxembourgeois passa inaperçue au moment où elle eut lieu, il y a 53 ans. A-t-on voulu ne pas faire trop de publicité à un homme politique sulfureux qui avait beaucoup d’amis, mais aussi quelques détracteurs acharnés ? Ou ne savait-on pas au juste pour quels faits d’armes celui-ci avait mérité une telle distinction ? Entretemps, Internet et Wikipédia ont repris l’événement et l’ont diffusé à travers le monde.

« Victor Bodson, ancien ministre de la Justice et ancien président de la Chambre des députés luxembourgeois, a sauvé une centaine de juifs pendant la période de la Shoah. Bodson possédait une maison dans la Ville de Steinheim, près de la rivière Sûre, à la frontière entre le Luxembourg et l’Allemagne. Il mit en place un parcours d’évasion clandestin pour les juifs, installant à cette fin un dispositif spécial dans sa voiture. Les juifs devaient traverser la rivière Sûre et se rendre chez lui à Steinheim. Là, ils troquaient leur tenue contre des vêtements secs, après quoi, Bodson en personne les escortait jusqu’à un abri sûr, préparé à l’avance par des amis. Bodson risqua sa vie au cours de ces activités clandestines. Victor Bodson fut reconnu comme Juste parmi les Nations par Yad Vashem, le 14 juillet 1971. »1

Le texte de présentation affiché sur le site de Yad Vashem parle de la ville de Steinheim. Steinheim est un village de trente maisons et de 200 habitants, où tout le monde se connaît. Bodson n’avait pas de maison à Steinheim et il n’y possédait pas non plus de pavillon de chasse. La chasse appartenait au Dr. Gretsch d’Echternach. Dans une brochure publiée en 2004, on trouve le répertoire des trente maisons avec leurs propriétaires passés et présents.2 Si Bodson, un homme connu depuis son élection en 1934, avait fait traverser la Sûre à cet endroit-là à une centaine de juifs, cela se serait su, au plus tard après la guerre.

Quels ont donc été les documents et les témoignages à la base de ce récit produit plus de trente ans après les faits ? Des copies du dossier de Yad Vashem se trouvent dans une version plus ancienne aux Archives nationales et dans une version plus récente au Centre d’Histoire Contemporaine et Digitale (C2DH) de l’Université de Luxembourg. Il s’agit d’une quarantaine de pages, dont la moitié concernent le processus ayant conduit à la nomination de Bodson, huit lettres échangées entre Bruxelles, Luxembourg et Jérusalem, un témoignage et un document.

La procédure débuta en octobre 1969 par une lettre de Moshe Alon, ambassadeur d’Israël à Bruxelles, adressée à Dory Oppenheim, consul honoraire d’Israël à Luxembourg, « au sujet de l’attitude envers nos coreligionnaires et spécialement de l’État d’Israël » de Monsieur Victor Bodson. La lettre de M. Alon ne figure pas au dossier, mais elle est citée dans l’accusé de réception d’Oppenheim, daté du 31 octobre 1969.

Le 2 décembre 1969, Dory Oppenheim (à ne pas confondre avec Alfred Oppenheimer) fournit les renseignements suivants : « Je puis vous confirmer que Victor Bodson sauva du moins une centaine de juifs du péril du Nazisme. Ayant une maison à Steinheim du côté luxembourgeois de la frontière allemande il organisa un réel Service de passage clandestin en marquant un endroit peu profond de la Sûre où nos coreligionnaires traqués purent traverser la rivière pour se sécher ou changer de vêtements en sa demeure. Puis, cachant ces rescapés dans la malle arrière spécialement aménagée et munie d’aération de sa voiture Victor Bodson les conduisait lui-même au péril de sa propre sécurité vers un Réseau de Sauvetage belge organisé à l’aide d’amis. Ces faits peuvent être confirmés par MM. Jean Fohrmann et Antoine Krier entourant depuis toujours Victor Bodson et prenant modèle sur sa droiture et sa sympathie pour nous et l’État d’Israël. »

Cette version correspond à celle, postérieure, affichée sur le site de Yad Vashem, avec quelques détails en plus, concernant un gué à travers le fleuve, des trous d’aération percés dans le coffre de la voiture, l’existence d’un réseau de sauvetage belge, l’aide d’amis et le témoignage éventuel de Krier et de Fohrmann, présentés comme les assistants de Bodson.

L’institut Yad Vashem répondit le 28 janvier 1970 à la demande qui lui avait été transmise par le ministère des Affaires étrangères israélien. La lettre porte la signature de Donia Rosen, responsable du Département des Justes, une figure légendaire qui avait survécu à la Shoah en vivant dans la forêt. Mme Rosen admit les mérites éventuels de Bodson : « Toutefois il est de mon devoir d’attirer votre attention sur certaines règles, formelles pour notre Commission des Justes (…). Vous serait-il possible de nous indiquer quelques noms, avec les adresses actuellement valides, auxquels nous pourrions nous adresser et demander témoignage ? Peut-être, pourriez-vous en obtenir les données par M. Bodson lui-même. »

Quant à Fohrmann et Krier, ils ne pouvaient pas être considérés comme des victimes sauvées par Bodson : « Il me semble que ces Messieurs ne sont pas des témoins. » Leurs dépositions pourraient tout au plus compléter les témoignages de personnes d’origine juive sauvées et non se substituer à celles-ci. Ces témoignages devraient décrire « des actions de sauvetage, les lieux, les dates, l’effet produit par celle-ci, le danger encouru par M. Bodson ».

Toutes ces exigences s’avérèrent compliquées à réaliser. La décision de la commission était prévue pour février 1970, elle dut être ajournée, et pendant plus d’un an ce fut le silence. Les deux amis appelés à confirmer la véracité du récit de Bodson ne furent plus mentionnés par la suite. Leurs témoignages furent-ils écartés ou leurs auteurs refusèrent-ils de se prêter à un tel exercice ?

Les syndicalistes Krier, Fohrmann et Biever ont fait le récit détaillé de leurs actions dans les années 1930, ceci dans des textes connus par ailleurs : Antoine Krier dans un livre paru en 1975, Vor und nach dem 10. Mai, Jean Fohrmann dans un typoscript de 71 pages, rédigé vers 1970 et intitulé Lebenserinnerungen4 et Nic. Biever dans un texte de cinq pages, adressé à la direction du Parti Ouvrier en février 1945 sous le titre Zusammengedrängter Bericht von Nic Biever über seine Tätigkeit gegen Nazismus und Faschismus. Les trois auteurs parlent de l’accueil des réfugiés politiques, d’actions de propagande antinazie le long de la Moselle et de voyages de reconnaissance sur la frontière lors de la « drôle de guerre ». Aucun des trois auteurs ne mentionne leur ami et collègue Victor Bodson.

Le consul honoraire d’Israël à Luxembourg mit quatorze mois à répondre à la demande d’informations supplémentaires. La lettre du 25 mars 1971 apporta une attestation « légalisée » de Jean Schneider-Sternberg, une personnalité respectée de la communauté juive. Dans cette lettre d’une demi-page M. Schneider exprimait en termes très généraux sa « très grande gratitude à Me Victor Bodson pour l’aide matérielle et morale qu’il nous a apportés pendant les années 1940-1945. » Cette aide leur aurait été fournie pendant le séjour en zone libre, puis au moment de l’occupation de la zone libre et enfin pendant leur présence au Portugal. En guise de certification, la lettre portait le tampon du consul. Plutôt que d’un témoignage il s’agissait d’une lettre de remerciement.

Le consul fournit un deuxième document, un extrait du livre des personnes recherchées par les nazis (« Fahndungsbuch »), édition du 1er octobre 1942, où était mentionné à la page 72 le nom de Bodson avec son adresse à Luxembourg. Le consul ajouta que « s’il avait été attrapé, c’eut été pour Victor Bodson le camp de concentration et la balle dans la nuque ».

Marcel Engel remarqua dans un article du Land consacré à l’édition 1943 du « Fahndungsbuch »5 que l’inscription du nom de Bodson dans ce registre ne prouvait rien. Il contenait 50 000 noms dont ceux de 600 Luxembourgeois. Le risque pour Bodson était minime, puisqu’il se trouvait depuis le 10 mai 1940 hors d’atteinte des nazis, d’abord en France non-occupée, puis au Portugal, enfin au Canada et à Londres. Il aurait dû descendre du ciel en parachute pour être pris par les sbires de la Gestapo.

Dory Oppenheim et Victor Bodson sont restés plusieurs semaines dans l’incertitude, ne sachant pas si les preuves transmises à Jérusalem seraient suffisantes pour emporter la décision du jury. Le 27 mai 1971, ils envoyèrent une nouvelle lettre à Jérusalem. Elle contenait une photocopie de l’en-tête d’un livre de l’ancien rabbin de Luxembourg et de son épouse, Charles et Graziella Lehrmann, sur La Communauté israélite de Luxembourg avec une dédicace élogieuse des auteurs et la copie de la page 81 avec cette phrase: « Le Ministère de la Justice, détenu dans ces années critiques successivement par MM. René Blum et Victor Bodson, fit preuve dans le traitement du problème des réfugiés d’une bienveillance et d’une largeur de vues qui permirent de sauver de nombreuses existences. » La lettre omit de signaler que Bodson n’arriva au ministère de la Justice qu’en avril 1940, un mois avant l’invasion, à un moment où il n’était plus possible aux réfugiés juifs de franchir la frontière.

Un deuxième document était attaché à la lettre du 27 mai, une photocopie de la page 27 des mémoires du lieutenant-colonel Archen. Cet extrait était destiné à prouver que, par sa présence dans la Caserne du Saint-Esprit dans la nuit du 9 au 10 mai 1940, Bodson aurait « contribué autant que possible à retarder l’invasion (allemande) et aurait ainsi permis à une grande partie de la communauté (juive) de s’échapper ». Ajoutons encore qu’à aucun moment Bodson ne fut amené à donner sa propre version des faits.

Le 16 juillet 1971, Mme Rosen informa le consul Oppenheim que la Commission des Justes avait décidé de décerner à Victor Bodson le titre de Juste. Le public luxembourgeois apprit la nouvelle par une réception donnée à la résidence « Malpaartes » de Bodson à Mondorf. Plusieurs esprits critiques, dont Henri Koch-Kent et Léon N. Nilles, s’adressèrent à l’Institut commémoratif des martyrs et des héros pour en savoir plus sur cette distinction. Ils n’arrivèrent pas à satisfaire leur curiosité.

En 1978, Émile Haag, qui était alors un jeune historien chargé avec Paul Dostert et Émile Krier de rassembler les documents concernant la Deuxième Guerre mondiale, se rendit à Mondorf pour recueillir le témoignage de Victor Bodson. Il en résulta une interview-fleuve d’abord transcrite en luxembourgeois par Monique Schumacher-Lorent puis traduite en français par une main inconnue. Le texte de 690 pages était destiné à une biographie de Bodson par Émile Haag respectivement à la rédaction de ses mémoires par Bodson lui-même. Le document est conservé aujourd’hui dans des archives privées inaccessibles au commun des mortels. Après le décès de Victor Bodson une sélection de 17 pages trouva son chemin jusqu’à Yad Vashem.6

Bodson parle dans ce document apocryphe de l’épisode des juifs recueillis dans la Sûre, mais sans mentionner le village de Steinheim :

« B : J’avais aussi des filières par la Sûre, où j’avais ma chasse. Les réfugiés y contactaient un intermédiaire qui me téléphonait et j’allais les prendre.

H : L’intermédiaire était-il un Luxembourgeois ?

B : Oui, il y avait des gués qui étaient connus. Il n’y avait pas de lumière, mais les arbres étaient marqués.

H : Est-ce que vous vous rappelez à quel moment vous vous êtes occupé de cela, en 33 ou en 34 ?

B : Déjà en 1933. Je me rappelle que le matin j’arrivais à mon bureau qui ne se trouvait pas dans ma maison. Et il y avait six clients devant la porte. Ils entraient avec moi et ils attendaient bien au chaud jusqu’à ce que j’eusse le temps de m’occuper d’eux. J’allais plaider et l’après-midi je leur donnais à manger et j’étudiais leur problème. Le soir nous les amenions plus loin. » (p.158-159)

Questionné sur le nombre des réfugiés qu’il a ainsi aidés, Bodson répond : « J’estimerais que pendant les sept premières années ils étaient plus de 2 000 » (p.161).

Quant aux preuves Bodson reste évasif : « Je me rappelle que quand ceux de Jérusalem faisaient leur enquête auprès de moi – ils m’ont donné le « Titre du Juste » – ils me demandaient de leur donner les noms de ceux que j’avais aidés. Je ne pouvais pas le faire, parce que 1. je n’avais pas eu le temps de noter les noms et que 2. j’aurais été fou de les noter » (p.159).

Les pseudo-mémoires de Victor Bodson ne firent qu’augmenter la confusion. L’épisode du passage de la rivière à Steinheim se transporta vers un lot de chasse quelque part au bord de la Sûre et les réfugiés réapparaissaient ensuite dans la salle d’attente de l’étude Bodson à Luxembourg-Ville. Le nombre de juifs sauvés augmentait considérablement, de cent à 2 000. Les passagers clandestins enfermés dans le coffre de la voiture, parfois repliés à deux, étaient exhortés à ne pas éternuer. Les filières clandestines étaient tantôt organisées par un réseau de syndicalistes, tantôt par les organisations juives ou encore par des socialistes belges.

Devant cette accumulation de détails contradictoires il est difficile de démêler le vrai du faux. Des récits réels et imaginaires se percutent et s’imbriquent enrichis par des emprunts à la riche littérature de récits de chasse et de Résistance. Que pouvons-nous retenir ?

Nous savons que Bodson et Oppenheim se connaissaient depuis les compétitions de natation des années 1920. Nous savons aussi que Bodson était un chasseur passionné et qu’il avait une chasse près de Steinsel, mais Steinsel se trouve loin la frontière et les réfugiés n’y avaient pas de rivière à traverser.

Nous savons aussi que l’initiative d’honorer Bodson remonte au début des années 1960, quand le procès Eichmann remit la Shoah à l’ordre du jour. En 1965, une délégation parlementaire israélienne conduite par le général Moshe Dayan séjourna au Luxembourg du 30 mars au 2 avril. Elle fut reçue par Victor Bodson qui était alors président de la Chambre des députés et par Dory Oppenheim qui était consul honoraire d’Israël. En août 1966, Bodson fut reçu à son tour en Israël à l’occasion de l’inauguration de la nouvelle Knesset à Jérusalem. À son retour il donna une conférence à l’issue de laquelle fut créé l’« Association des Amis d’Israël de Luxembourg », dont il assuma la présidence d’honneur.

Oppenheim insista sur les mérites tout particuliers de Bodson pour Israël : « Je ne pense pas non plus devoir rappeler le rôle de premier plan de Monsieur Victor Bodson lors de nos manifestations et actions, lors de la Guerre des Six Jours, alors que, Président de la Chambre des députés, il harangua la foule et se mit à la tête du cortège qui passa les grandes artères de cette Capitale.7 Le rôle qui fut celui de monsieur le Ministre Victor Bodson, plus récemment comme membre de la Commission des Communautés Européennes ne fut certes pas à l’encontre des intérêts d’Israël, mais ces rappels ne doivent pas faire oublier l’essentiel : l’incessant dévouement et les actes de clandestinité de Monsieur Victor Bodson, sauvant du moins une centaine de juifs au péril de sa propre vie, ainsi que les présents (documents ?) le prouvent. » Devant de telles évidences la Commission des Justes ne pouvait plus que s’incliner. Les intérêts supérieurs de l’État d’Israël avaient emporté la décision.

Henri Wehenkel
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