L’enregistrement de Persona, troisième album d’Inborn, dans la villa du producteur américain Ross Robinson, qui a plus d’un groupe archiconnu à son arc et dont la palette sonore s’étale de The Cure à Slipknot en passant par les Klaxons et Korn, fait d’ores et déjà figure de récit fondateur bien ancré dans l’historiographie de la scène musicale luxembourgeoise avant qu’elle ne plonge dans l’ère de la professionnalisation programmée.
Ce que ce récit dit moins, c’est qu’il existe, quelque part sur une caméra ou un disque dur, des fragments d’un documentaire réalisé par Loïc Tanson et Thierry Besseling, qui avaient accompagné le groupe pendant deux des trois mois que les musiciens ont passé dans la villa de Robinson, avec vue sur mer. Vue qui a dû aider à supporter ses méthodes de travail. Chez Robinson, on réservait un billet pour un voyage au bout de la nuit, une exploration de la psyché collective du groupe, et parfois, ce voyage n’était qu’un aller simple : « J’ai lu quelque part qu’un groupe qui enregistrait avec Ross Robinson allait imploser, ou alors se réinventer intégralement. Je ne peux qu’être d’accord », confie Cédric Kayser, chanteur et guitariste d’Inborn. Il se rappelle les recommandations de Jonathan Davis, chanteur de Korn qui lui avait suggéré de se laisser entraîner par l’expérience Robinson. Ben Thommes se souvient de méthodes peu conventionnelles : « Avant chaque séance d’enregistrement, il me faisait avaler un shot de gin, peu importe qu’on enregistrât en début de soirée ou à dix heures du matin. »
Quant aux images capturées, qui pourraient peut-être illustrer ces dires, Cédric Kayser espère qu’elles verront un jour le jour : « Au-delà de constituer une archive précieuse, je pense qu’il y a là matière à un bon documentaire ». De fait, quand les différents membres du groupe (aux côtés de Cédric Kayser, il y eut donc Ben Thommes, son frangin Max Thommes et Jeff Braun) décident de tout larguer, donc, à l’époque, leurs études, pour s’investir à cent pour cent dans le groupe, Tanson et Besseling viennent, dans un premier temps, les voir à Bruxelles, où le groupe, complété par le producteur Jan Kerscher, loue un duplex pour travailler sur ce qui devra être l’album de la consécration.
« Ça faisait un bail qu’on se disait qu’il fallait franchir le cap et oser espérer vivre de notre musique. Mais il y a toujours comme une dernière hésitation. Comme si on attendait un signal. » Signal que l’univers leur envoie quand les échanges avec Ross Robinson se concrétisent. Mais comment diable sont-ils tombés sur Ross Robinson – ou inversement ? « Les gens s’attendent toujours à ce que je leur sorte une histoire follement romanesque. Alors que les choses se sont passées de manière assez triviale, par un message sur Myspace », se rappelle Kayser. Une fois des recherches menées et les doutes dissipés, on se lance donc dans la concrétisation de cet album, qu’il ne reste plus qu’à écrire et, aussi, à financer. Le groupe travaille d’arrache-pied, et trouve, via une plateforme de crowdfunding, les ressources financières nécessaires à une négociation avec Robinson, qui accepte de les enregistrer pour une somme plus modique que prévu.
« À l’époque, il y avait peu de choses en termes de subvention. Manquait surtout le volet du développement de carrière, ce pourquoi il existe, aujourd’hui, des bourses. » En tout cas, Cédric se rappelle de Bruxelles comme d’un mode de vie « volatile, parfois compliqué », qui était lié au fait qu’Inborn était constitué de quatre personae fortes : « Les groupes sont des écosystèmes complexes et fragiles », exprime Cédric Kayser avec son sens de la litote. Ben Thommes, moins porté sur l’euphémisme, évoque des jours passés à répéter dans un lieu sombre, un avenir incertain, beaucoup de tensions – et beaucoup de Halligalli.
On sent, peut-être, des signes prémonitoires d’un groupe condamné à l’implosion : « Avec Eternal Tango ou Natas Loves You [qui se sont pareillement dissous juste au seuil de la gloire, ndlr.], on partageait cela : on vivait vite, on brûlait vite, » explique Kayser. D’où l’importance de la caméra du duo de cinéastes : « c’était comme un miroir qui reflétait où nous en étions ».
Autour de ce moment-charnière qu’était l’enregistrement de Persona, il y eut, évidemment, quoiqu’inégalement distribué temporairement, un amont et un aval. En amont, Inborn fut ce groupe qui devint emblématique pour une certaine manière de vivre de la musique au Luxembourg, au-delà de Myspace. Il y eut le festival Emergenza, qui propulsa au-devant de la scène pas mal de groupes et d’où Inborn sortir vainqueur de la mouture de 2003. Lors de ce regretté festival, dont le nom est déjà un programme, le public votait à main levée, avec ce que cela contenait d’approximations démocratiques et de déséquilibres liés au savoir-faire promotionnel des groupes. Le festival fut une véritable plateforme d’échange et permit à Inborn de « faire le plein de confiance en soi ».
L’argent gagné a permis à ces amis d’enfance de financer un premier disque, Headtrance Sessions (2005), où le groupe se lançait le défi de suivre un genre musical différent par chanson. « On peut regretter que le paysage musical du grand-duché à l’époque ne nous a pas permis d’avancer plus rapidement, faute de subventionnements et d’un écosystème pleinement opératoire. Mais si on avait eu un gros label dès le départ, qui nous aurait enjoint à canaliser notre style, un album comme Headtrance Sessions aurait été impossible. »
S’ensuit Chef d’œuvre (2007), disque enregistré à la Kufa, que le groupe voulait minimaliste, hermétique, avec, comme le dit Kayser aujourd’hui, une « palette de couleurs réduite et un côté agressif » qui découlait des influences d’alors, parmi lesquels Kayser nomme les incontournables At the Drive-in, mais aussi Converge et les Blood Brothers. C’était l’époque où le postcore lorgnait du côté du mainstream, des groupes comme Biffy Clyro commençant à édulcorer un son où l’ambition artistique le disputait à l’envie de remplir des grandes salles. Un temps propice pour un groupe comme Inborn, qui n’allait pas tarder à contredire les assertions de Sascha Lang, organisateur de l’Emergenza qui, confronté par le peu de succès d’export des gagnants, dit : « Je me demande si des groupes comme […] Inborn souhaitent vraiment que leur carrière soit prise en main. »1
En aval, il y eut, la manière de faire vivre cet album d’exception que fut Persona. Album qui a su condenser en un disque tous les atouts du groupe : la voix de Cédric Kayser, plus Aydo Abay et Brian Molko que jamais ; ses textes ; l’électro-glam un peu sombre, annonciateur de ce que Max Thommes fera avec DasRADIAL ; les guitares et la basse condensant les influences postcore et mathrock des disques précédents en quelque chose de plus mélodieux, de plus rond. Il y eut la release à la Kulturfabrik, pour laquelle Inborn invita Rolo Tomassi, légendes du postcore anglais qui ont fêté cet été leurs vingt ans à l’ArcTangent. « On a essayé d’avoir les Klaxons, mais ils étaient en train d’enregistrer, à ce moment-là, leur troisième album sur une île », se rappelle Kayser. Afin de pérenniser ce qu’Inborn représentait, le groupe créa The Fiction, sorte de pendant luxembourgeois de la Factory warholienne. Constatant un manque flagrant de salles de répétition, Inborn missionna son bassiste, rôdé en pourparlers juridiques, pour convaincre le directeur de Luxlait de s'implanter dans un hangar vide de la boîte. « On y a installé de l’électricité, monté une tente militaire – sign of the times, glisse Kayser en une incise laconique – et organisé des happenings auxquels des musiciens et artistes du pays et de ses environs commençaient à venir. »
Mais alors que le groupe est visiblement prêt pour l’étape suivante, certains se ravisent. « Quand tu en arrives là où nous étions arrivés, il n’y pas mille options. Il n’y en a même que deux : ou bien tu y vas tête baissée, ou alors tu n’y vas pas du tout. » Or, pour Max Thommes et Jeff Braun, d’autres chemins se profilaient : comédien à Berlin ou juriste au Luxembourg. « Pour nous, il n’a jamais été question d’arrêter Inborn. On a donc continué avec quatre musiciens venus d’Allemagne. La dynamique sur scène était bonne, mais ce n’étaient plus les amis d’enfance avec qui on avait créé le groupe. » À cela, s’ajoute que le manque de subventionnements se fait sentir : « Au bout de trois ans à essayer de joindre les deux bouts, on a eu l’impression de faire du surplace. On avait un deal avec Universal Germany, mais comme on n’avait pas d’agent ou de manager, il fallait toujours avancer de l’argent. C’étaient les débuts de music:LX et on avait souvent l’impression qu’ils nous engageaient pour des choses dont on se rendait compte après coup que ça ne nous faisait guère avancer, nous faisait au contraire louper d’autres occasions, potentiellement plus fructueuses. »
En 2011, dans une interview avec le Land (26 mai 2011) Cédric Kayser faisait remarquer qu’il n’avait pas toujours été facile, en tant que groupe venant du nord du pays, de s’intégrer dans un milieu musical où tout le monde ou presque venait du Minett. Inborn aura réussi, parallèlement au Food for Your Senses, à changer l’image d’un nord culturellement peu développé. Il était donc cohérent que la dernière manifestation du groupe se fasse au Funeral Feast du Food, pour lequel son organisateur Luka Heindrichs avait ranimé plus d’un groupe laissé pour mort. Même si en réalité, cette dernière mouture eut lieu au Kirchberg, au pied des bâtiments de RTL. Comme une métaphore géopoétique de cette âme qu’Inborn n’a pas eu le temps de vendre, pour l’avoir brûlée vive du temps de son intense décennie d’activité.