Le hasard est censé bien faire des fois les choses ; oui appelons cela pure coïncidence. La chance en tout cas de pouvoir visiter l’exposition du livre d’heures du duc de Berry et d’assister la même fin de semaine à trois concerts, eux étaient en plus à double axe, d’une part le chant avec Schubert et Mahler, d’autre part la musique française avec l’anniversaire de Ravel. Cela dit, reconnaissons tout de suite que le domaine de Chantilly à lui seul nous ravit, et quel que soit votre moyen de locomotion, sur les pavés qui le traversent, c’est l’impression d’être en carrosse, avec d’un côté le parc et le château, de l’autre les écuries, l’hippodrome et sa tribune d’un autre temps.
Dans l’ordre chronologique, remontons au début du quinzième siècle, avec le duc de Berry, ses magnifiques manuscrits exposés exceptionnellement. Malheureusement, dans de mauvaises conditions, salles exiguës (les conditions du legs du duc d’Aumale les condamnant au domaine, la tapisserie de Bayeux, elle, va voyager malgré sa fragilité, diplomatie oblige), sans créneau horaires. Une exposition qui aurait mérité bien mieux, le public de même. Ce qui n’enlève strictement rien bien sûr à sa splendeur, au feu d’artifice (les couleurs vives et saturées) des miniatures, et ni la calligraphie ni la décoration des marges ne sont moins enthousiasmants, même à découvrir ainsi à la queue leu leu.
On connaît les images du calendrier, à les voir de près, dans leur réalité, c’est autre chose : les scènes aristocratiques ou paysannes, les architectures médiévales, surmontées des données astronomiques. Voilà les semailles, les vendanges, la fenaison, la cavalcade, voilà le château de Saumur avec ses tours, ses girouettes à fleurs de lys, voilà Vincennes, le Louvre, la cité de Paris. Sortons de cet émerveillement, et plongeons dans l’Enfer avec en son milieu Satan, la vision infernale de Bosch viendra un demi-siècle plus tard.
Mais on ne fait plus attention au temps à Chantilly. On passe d’un siècle à un autre, comme on passe d’un côté de la chaussée à l’autre, en l’occurrence pour les Grandes Écuries et Matthias Goerne et la Winterreise de Schubert, sous le Dôme qu’on rejoint après les stalles de tels animaux aux noms évocateurs de Sultan, Balzac ou Hamilton. Matthias Goerne, die Winterreise, c’est une longue histoire, depuis son enregistrement avec Alfred Brendel, ce fut en 2003. Bien entendu, la voix a changé, ce qui était affirmation jadis, c’est suggestion aujourd’hui. Comme si tout ce périple vers la rencontre avec le joueur de vielle n’était que souvenir, passé, ressassés, remâchés pour notre plus grand bonheur. Et c’est d’autant plus bouleversant, et le pianiste accompagnateur, Iddo Bar-Shai, par ailleurs directeur artistique des « Coups de Cœur », est comme entraîné par les gestes de Goerne, esquissant la ligne mélodique. Avec Hinterhäuser, Goerne a donné Schubert dans une mise en espace graphique de Kentridge ; là, les images, à nous de les produire, tout est intériorisé, intérieur.
D’autres accents, plus forts, le lendemain, avec Mahler, des lieder du Knaben Wunderhorn. Plus d’allant aussi, avec l’appui de l’Orchestre national de Lille. Suivirent Jörg Widmann, son Aria pour cordes, enfin Ravel, Ma mère l’Oye, Boléro, et une belle cohérence des musiciens sous la direction de Joshua Weilerstein. Mais la surprise, combien entraînante, avait eu lieu le matin, dans la Galerie de Peinture : deux jeunes musiciennes, Sarah Aristidou, soprano, et Nour Ayadi, piano, cette dernière, époustouflante, de virtuosité et d’expressivité, dans la Chaconne, de Bach revisité par Busoni, autant de délicatesse avec Debussy et Ravel pour accompagner la voix mélodieuse, tellement claire, de la première. Du raffinement pur, du chatoiement, par moments du flamboiement, avant que cette heure exquise ne se termine par un kaddish.
Martha Argerich, Marc Minkowski furent les premiers intervenants, jamais seuls, soit comme on dit avec friends, soit avec ses musiciens du Louvre, cette année. La saison des « Coups de Cœur » se poursuivra, se clôturera les 11 et 12 octobre prochains avec Leonardo Garcia-Alarcon et la Cappella Mediterranea, et Haendel, comme Scarlatti ou Gesualdo, à leur tour feront résonner et vivre au plus haut degré une architecture d’exception.