Linda Kinsch

Un regard en biais

d'Lëtzebuerger Land du 09.03.2000

Non, il n'y a pas de hasard. Quand Linda Kinsch parle de son métier, il s'impose comme une évidence. « Je suis un peu maniaque, dit-elle, j'aime bien faire des travaux méticuleux, cela me permet de méditer. » Timide, plutôt introvertie, son corps frêle toujours en retrait, elle porte un regard en biais sur le monde. Sculptrice de formation, elle est aujourd'hui restauratrice et peut, par le biais des tableaux, sculptures et autres objets qu'elle restaure, entrer dans l'histoire par l'art. « C'est toujours passionnant d'être ainsi confrontée à une période de l'histoire de l'art, » apprécie-t-elle. Et effectivement, chacune des photos qu'elle avait amenées à notre rendez-vous lui rappelle non seulement les difficultés techniques de cette commande, mais également nombre d'anecdotes liées à l'objet et à son histoire. 

Comme ces grands portraits des grands-ducs Guillaume et Adolphe qu'elle a restaurés l'été dernier à la Chambre des députés : sur la peinture de l'un des deux, elle constata des dégâts dont elle se mit à chercher la raison. Elle la trouva sur le dos : la colle d'une affichette avait cristallisé et imbibé puis abîmé la peinture. Ses photos en montrent des restes : c'était le récépissé du transporteur qui devait amener le tableau au stand luxembourgeois à l'exposition universelle de Paris, en 1900 très exactement.

Pour elle, les deux mois de travail à la Chambre des députés en juillet et août étaient éprouvants parce qu'elle se sentait exposée en permanence aux regards des curieux. Vue l'énorme envergure des tableaux et surtout des lourds cadres en stuc, les travaux de restauration devaient se faire sur place. En même temps, la collaboration avec les cinq ou six autres corps d'artisans travaillant sur le chantier lui plaisait pour l'échange d'expériences, d'approches quant à une restauration. « Moi, je trouve que le restaurateur doit être aussi neutre que possible dans son travail, » estime Linda Kinsch, car elle passe beaucoup de son temps à réparer les torts qu'un restaurateur précédent a pu faire à une oeuvre. 

Comme pour la restauration d'immeubles, tous les efforts des restaurateurs d'art vont maintenant dans le sens d'une mise en exergue des réparations. Si le Service des sites et monuments nationaux reconstruit des pans de mur de la forteresse, il le fera avec un matériau qui permettra toujours de distinguer les deux époques. Dans son idéal, Linda Kinsch aimerait faire de même, demander au propriétaire d'assumer les dégâts et les impuretés d'une oeuvre, et seulement indiquer sa forme originale. « Mais le Luxembourg est un pays véritablement archaïque pour cela, » regrette-t-elle, que ses clients veulent toujours que leur pièce soit comme neuve. 

Pour elle, un vrai dégât, un trou par exemple, est bien sûr un défi. Elle peut passer des semaines à faire des recherches sur l'époque et son style pour essayer de retrouver ce qui manque, la position possible d'une main par exemple, la tête qu'a bien pu avoir le personnage etc. Ainsi pour le chemin de croix de l'église de Feulen, elle a travaillé avec des historiens et des théologiens pour retrouver un personnage à reconstituer. « Le principe étant toujours de veiller à ce que tout ce que je fais soit réversible ». Pour cela, elle utilise des couleurs et des matériaux plus légers que le matériau d'origine : sur une peinture à l'huile, la restauration se fera avec des pigments à tempera ou de l'aquarelle. « Parfois, des tableaux sont irrécupérables parce qu'ils ont été laqués avec un mauvais produit lors d'une précédente restauration. » Et de s'amuser de ces anges dodus du baroque qui furent habillés par un restaurateur de l'époque prude du néogothique.

Les clients ? Les commandes varient en envergure, entre de petites restaurations de collectionneurs privés, et d'autres, plus importantes, comme en ce moment l'Arbed qui fait restaurer les portraits des fondateurs au siège, puis les pouvoirs publics... et bien sûr l'Église. « Dans mon métier, l'Église est un client incontournable, » constate-t-elle, mais ne s'en plaint pas : « Au moins, elle paye. » Ainsi, à la question de la restauration la plus intéressante, elle n'hésite pas une seconde : Die Beweinung Christi, un tableau du XVIe siècle, qui appartient au patrimoine de l'école Sainte Sophie, le plus vieux qu'elle ait jamais eu entre les mains. 

Après une dizaine d'années, le travail devient physiquement éprouvant, les dissolvants étant souvent très forts et toxiques. Le métier, elle l'a appris sur le terrain, dans l'atelier d'un ami restaurateur, Claude Zigrand, puis elle a travaillé durant sept ans chez In Octavo à Limpertsberg, avant de s'établir en indépendante en 1993-94. Aujourd'hui, elle a un atelier à la Schläifmillen, « c'est vraiment très agréable, parce qu'il y a des gens de différents corps de métiers, on apprend l'un de l'autre et on peut se recommander des clients. » 

Or, même si elle gagne sa vie en tant que restauratrice, à 44 ans, Linda Kinsch se sent encore et avant tout artiste, qu'elle est de formation académique. Car pour elle, l'harmonie d'un tableau demeure essentielle, bien qu'elle passe beaucoup de temps à inventer ou chercher la technique appropriée à tel ou tel dégât. Et de regretter que les restaurateurs formés à l'université soient  des ingénieurs plutôt que des artistes.

Sa créativité à elle, elle ne la revit que depuis deux ou trois ans : elle a recommencé à faire de la sculpture et vient d'ouvrir avec quelques amis et collègues une galerie d'art qui s'appelle 19 rouge, rue St. Ulric à Luxembourg-Grund. Un endroit créé par des artistes pour des artistes moins établis, n'ayant pas encore de représentant commercial. 

Encore un moyen de porter un regard en biais sur l'art et son époque.

josée hansen
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