chroniques de l’urgence

Voyants au rouge, pied au plancher

d'Lëtzebuerger Land du 08.11.2024

Les récentes publications scientifiques montrent indiscutablement que la crise climatique s’aggrave. Les concentrations de gaz à effet de serre dans l’atmosphère ont « bondi » en 2023, a annoncé il y a quelques jours l’Organisation mondiale de la météorologie (OMM), celle de gaz carbonique atteignant l’an dernier un niveau inégalé depuis trois à cinq millions d’années. 2024 sera vraisemblablement l’année la plus chaude de l’histoire, s’accordent à dire les scientifiques, les dix dernières années figurant elles-mêmes toutes parmi les plus chaudes.

« Une autre année. Un autre record – et un autre signal d’alarme pour les décideurs. Nous nous éloignons clairement de l’objectif de l’Accord de Paris, qui consiste à limiter le réchauffement de la planète à bien moins de 2 °C et à viser 1,5 °C au-dessus des niveaux de l’ère préindustrielle. Il s’agit de bien plus que de simples statistiques. Chaque ppm et chaque fraction de degré d’augmentation de la température ont un impact réel sur nos vies et notre planète », a commenté Celeste Saul, secrétaire générale de l’OMM, à l’occasion de la sortie du bulletin annuel de son organisation sur les gaz à effet de serre.

Ce bulletin se lit comme une lancinante litanie de mauvaises nouvelles. La concentration moyenne du CO2 à la surface du globe a atteint 420 parties par million (ppm) l’an dernier, soit 151% de son niveau préindustriel. Mais celles du méthane (CH4), à 1 934 parties par milliard (ppb), est à 265% de celle qu’elle était avant 1750, et celle du protoxyde d’azote (N2O), à 336,9 ppb, est à 125%. Ce dernier gaz, parfois dit « hilarant », n’est drôle que lorsqu’il est utilisé pour des facéties en discothèque : émis surtout par l’agriculture (deux tiers des émissions anthropiques), son effet de serre 25 fois celui du méthane et 300 fois celui du CO2, sans parler de son effet nocif sur la couche d’ozone.

Autre source de préoccupation mise en exergue par ce bulletin, un cercle vicieux causé par cet accroissement des gaz à effet de serre : « Les écosystèmes pourraient très bientôt devenir des sources plus importantes de gaz à effet de serre sous l’effet du changement climatique. Les incendies de forêt pourraient libérer davantage d’émissions de carbone dans l’atmosphère, tandis que l’océan plus chaud absorberait moins de CO2. Par conséquent, davantage de CO2 pourrait rester dans l’atmosphère et accélérer le réchauffement », préviennent les météorologues. Ces rétroactions climatiques sont qualifiées de « préoccupations majeures pour l’humanité », expression quelque peu lissée typique des publications onusiennes qui cachent mal le profond désarroi des scientifiques face à la trajectoire insensée de l’humanité.

Les incendies de forêt sont de plus en plus fréquents, de plus en plus graves. Ils ont causé des émissions de carbone supérieures de 16 % à la moyenne l’an dernier et constituent de terribles menaces pour l’efficacité des puits de carbone terrestres. S’ils sont mentionnés dans les médias, la baisse de l’absorption océanique est, elle, un phénomène constant qui s’amplifie à bas bruit et est pour l’heure beaucoup plus rarement mis en avant.

Concernant la circulation océanique, dont l’effondrement soudain dans l’Atlantique a été identifié comme une menace susceptible de causer des bouleversements cataclysmiques au cours des prochaines décennies, les rapports se suivent et ne font rien pour nous calmer. Une lettre ouverte signée fin octobre par 44 experts de 15 pays alerte sur le fait que les dangers inhérents à un tel effondrement ont été « très sous-estimés » quant aux impacts « dévastateurs et irréversibles » qu’il aurait. L’AMOC (Atlantic meridional overturning circulation), ce système de courants océaniques qui transporte de l’eau chaude des tropiques vers l’Atlantique subpolaire, réchauffant considérablement l’océan qui baigne l’Europe, se ralentit depuis 60 à 70 ans à cause du réchauffement. Mais cet affaiblissement de l’AMOC peut déboucher, très brusquement, sur son arrêt pur et simple. Dans un entretien au Guardian, Stefan Rahmstorf, un des auteurs de la lettre, explique que ce point de bascule serait causé par de subtiles différences de salinité, qui elles-mêmes dépendent des quantités de pluie et de couverture nuageuse au-dessus de l’océan, ainsi que de la vitesse à laquelle fondent les glaciers du Groenland. Même si des signes univoques indiquent que l’AMOC a bel et bien déjà ralenti, les évolutions susceptibles de déboucher sur son arrêt sont difficiles à modéliser. « Je suis maintenant très préoccupé que nous poussions AMOC au-delà de ce point de bascule au cours des prochaines décennies. Si vous me demandez quelle est mon intuition, je dirais qu’elle est que le risque que nous franchissions ce point au cours de ce siècle est de 50/50 », dit Rahmstorf.

Incapable en apparence de se dégager du piège des énergies fossiles, l’humanité se rapproche ainsi à grands pas de multiples points de non-retour qui menacent de rendre invivable la planète qui l’a vue éclore. Pour autant, prôner une baisse rapide des émissions globales de gaz à effet de serre, indispensable pour inverser cette tendance, est comme prêcher dans le désert : pied au plancher, homo sapiens semble bien décidé à en finir, prêt pour parvenir à maintenir ce cap mortifère à rejouer la tragique partition du fascisme. À l’image de ce qui vient de se passer à Valence, les scènes terribles qui illustrent ce danger et émaillent désormais nos fils d’informations commencent par choquer, pour ensuite passer à la trappe. Un phénomène opportun d’oubli orchestré, indispensable pour nous permettre de continuer notre quête inassouvissable de croissance et de consommation, comme si de rien n’était.

Jean Lasar
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