Love & Money

Amour, fric et beauté

d'Lëtzebuerger Land vom 03.06.2016

L’amour est-il pus fort que tout ou bien l’argent peut-il tout gâcher ? Notre existence peut-elle se résumer à ces deux dimensions ? Laquelle a le plus d’ascendant sur l’autre et qu’a-t-il bien pu se passer pour que ce couple ait pu en arriver là ? Le texte de Dennis Kelly mis en scène par Myriam Muller pose ces questions et bien d’autres encore avec cynisme et subtilité dans Love & Money, une des pièces les plus réussies de cette saison proposée actuellement au Théâtre du Centaure.

L’histoire d’amour entre Jess et David se finit mal, le spectateur le sait dès les premières minutes de la pièce. On ne sait pas vraiment comment ces deux-là se sont rencontrés, lui enseignant idéaliste et elle personnage décalé, vaporeux, qui cherche depuis sa plus tendre enfance à trouver une place dans le monde qui l’entoure, qu’elle trouve très tôt cruel, incompréhensible... Une chose est certaine, cette belle idylle va tourner à la tragédie. La question du comment qui se pose alors va vite trouver un parce que : l’argent. L’argent, ou plutôt le manque de celui-ci apparaît en effet rapidement comme la cause principale du drame qui attend ce jeune couple. Mais est-ce vraiment la seule raison ? À travers un compte à rebours inversé, Dennis Kelly retrace la descente aux enfers de David et Jess, l’histoire de leurs dettes liées en grande partie aux troubles d’achats compulsifs et inutiles de cette dernière, des moyens plus ou moins moraux auxquels son mari va devoir faire appel pour tenter de combler ce trou financier béant bien réel et qui pèse comme une chape de plomb sur leurs épaules fragiles, ses tourments à elle, son dégoût à lui...

Le texte de l’auteur britannique est percutant, rythmé, cru sans jamais être vulgaire. Il oscille intelligemment entre la banalité cocasse d’une drague un peu lourde dans un club ringard au cynisme le plus corrosif tant il est amené avec dérision et tant il questionne sur notre propre rapport à l’argent, au besoin de posséder. Mais il est loin d’être le seul facteur de succès de cette collaboration entre le Centaure, le Théâtre municipal d’Esch-sur-Alzette, la Kulturhaus Niederanven et la Kulturfabrik. En effet, la pièce est servie par un éventail de comédiens talentueux et impressionnants, communiquant au public avec justesse, de la première à la dernière minute, les peurs, la peine et l’abnégation de leurs personnages tout autant que leurs joies fugaces ou l’incongruité frappante de certaines situations. Ainsi, si Luc Schiltz et Larisa Faber incarnent le couple mortifère avec un mélange de candeur, d’angoisse et d’abnégation particulièrement touchant, le quatuor composé d’Isabelle Bonillo, Delphine Sabat, Raoul Schlechter et Serge Wolf, véritables Euménides contemporaines au libéralisme débridé et à la présence grandissante et grotesque, donnent bien plus que le change en personnifiant avec zèle des individus vénaux et profiteurs, tantôt petits diables à l’oreille de David, tantôt vautours se délectant de la carcasse de son honneur...

Se faisant face de manière presque symétrique, mais sans jamais trouver de compromis, comme les deux côtés d’un Rorschach bancal, la cupidité des uns et l’amour des autres révèlent au fur et à mesure, sans faux moralisme et avec un humour acide, les dysfonctionnements mal assumés de nombreuses sociétés contemporaines, avides d’avoir plutôt que d’être, un thème cher à Kelly.

Enfin, la mise en scène est simplement brillante et complète de manière adéquate le tableau pourtant déjà bien rempli de Love & Money. En faisant passer ses interprètes de la proximité parfois extrême avec le public à un éloignement psychologique, presque onirique lors de certains passages, Myriam Muller fait résonner son rythme avec celui de l’auteur ; en utilisant un simple élément de décor comme objet changeant mais toujours important pour chaque personnage – un bureau, une pierre tombale, un cocon –, elle crée un lien ténu mais presque tangible entre les différents destins présents sur scène. Love & Money aurait pu être une caricature d’un antagonisme séculaire, elle est en fait un instant précieux criant de vérité et de modernisme, qui ne laisse pas indemne.

Love & Money de Dennis Kelly ; mise en scène : Myriam Muller, assistée de Frédérique Colling ; costumes et scénographie : Christian Klein ; musique : Emre Sevindik ; lumières : Philippe Lacombe ; avec : Isabelle Bonillo, Larisa Faber, Delphine Sabat, Luc Schiltz, Raoul Schlechter et Serge Wolf ; au Théâtre du Centaure les 3 et 4 juin à 20 heures et le 5 juin à 18h30 : au Théâtre municipal d’Esch-sur-Alzette les 6 et 7 octobre ; www.theatrecentaure.lu/spectacle/love-and-money.
Fabien Rodrigues
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