Réforme de l'armée

Rompez !

d'Lëtzebuerger Land du 02.11.2000

Lorsque le nouveau Grand-Duc, en tant que chef de l'armée, visita « ses » troupes à la caserne du Härebierg à Diekirch la semaine dernière, le commandant en chef de l'armée, le colonel Guy Lentz, lui adressa une sorte de SOS : « Monseigneur, Är Arméi stécht an enger kritescher Phase ». Manque d'effectifs par manque d'attractivité, manque de moyens en général et de matériel adapté en particulier, problèmes de formation... selon le colonel Lentz, l'armée luxembourgeoise n'est pas apte actuellement à remplir les missions qui sont les siennes.

Le prédécesseur du colonel Lentz, le colonel Michel Gretsch, avait entamé il y a quelques années une réorganisation de l'armée. Avec la chute du mur de Berlin et l'effondrement du Pacte de Varsovie, la décision de créer une armée européenne à vocation humanitaire et la volonté clairement annoncée par le ministre de la Force publique de l'époque, Alex Bodry, d'ancrer le Luxembourg au sein des structures militaires de la Conférence pour la sécurité et la coopération en Europe, de l'Union de l'Europe occidentale ou encore de l'Otan, cette réorganisation était une suite logique de la nouvelle donne géopolitique et des velléités politiques en découlant. Mais au-delà d'une réorganisation, structurelle, de l'armée, c'est la redéfinition de la finalité d'une armée luxembourgeoise qui s'est posée.

La défense du territoire - national, ainsi que dans le cadre de l'Otan - était jusque-là la première mission de l'armée. Le ministre de la Défense, Charles Goerens, est actuellement le premier à souligner que cette mission ne peut plus constituer la raison d'être d'une armée luxembourgeoise. Le ministre compte réaliser, par un tour de force, « l'armée luxembourgeoise à vocation humanitaire » : une armée qui existerait pour réaliser des missions de maintien de la paix, des opérations humanitaires dans un cadre européen d'abord, international ensuite. Le cadre législatif pour cette nouvelle orientation existe déjà partiellement et est, à terme, prévu pour être élargi.

Mais c'est bien en ce qui concerne cette nouvelle visée que le colonel Lentz a lancé son avertissement au Grand-Duc la semaine dernière. Pour le Luxembourg, la présence lors de missions et opérations militaires internationales est politiquement indispensable. Il s'agit là d'un argument de taille pour consolider son engagement au sein des organisations internationales. Mais du côté militaire, l'armée a besoin de moyens matériels et humains pour pouvoir y répondre, a besoin d'hommes solidement formés pour que leur sécurité soit assurée lors des missions. « Dat kënne mer den Ament net » a souligné le colonel Lentz.

L'armée avait, dans le temps, une certaine vocation sociale. Elle proposait une formation de base qui ouvrait ensuite les portes à plusieurs carrières étatiques réservées (gendarmerie, police, gardien de prison, facteur, garde-forestier...), respectivement qui garantissait une priorité d'embauche auprès de l'État ou des communes. L'armée ouvrait de la sorte une perspective professionnelle à des jeunes qui sinon risquaient de se retrouver sur la touche. Mais depuis que ces carrières « réservées » sont partiellement ouvertes au recrutement public, c'est-à-dire civil, et que les priorités implicites pour l'accès à d'autres carrières se lénifient, l'attractivité de l'armée en a pris pour son grade. Croire, comme certains l'espèrent, que la réorientation humanitaire de l'armée contribue à requinquer son attractivité est en somme un voeu pieux. Il n'en reste pas moins que le « dessein humanitaire » est développé coûte que coûte par le ministre Goerens.

Il est une évidence que, pour concrétiser les velléités politiques - estimées prioritaires par le gouvernement -, il faut recruter. L'armée ne dispose que d'un tiers des effectifs nécessaires pour respecter les engagements pris sur l'échiquier politique. Lors du discours sur l'état de la nation, le Premier ministre a annoncé que le budget de l'armée progressera du 0,9 pour cent du PIB actuel à 1,2 pour cent, justement pour jeter financièremes les bases de la réorganisation de l'armée.

Plusieurs initiatives ont été prises pour augmenter l'attrait de l'armée. Le solde a été rehaussé de l'ordre de vingt à 25 pour cent selon les carrières. Les services de garde ne seront plus assurés par les volontaires, mais se feront par une unité spéciale là où la garde est visible (et prestigieuse), comme par exemple devant le Palais,  et même le recours au secteur privé est étudié. Des efforts sont entrepris en ce qui concerne la formation, aussi bien militaire que générale : l'armée est en train de négocier avec le ministère de l'Éducation nationale la possibilité, pour ses recrues, de pouvoir (ré)intégrer l'enseignement technique lors de leur service. La modernisation du matériel militaire devrait connaître une priorité budgétaire. Finalement, la rénovation et l'adaptation de la caserne du Härebierg à Diekirch devraient être entamées sous peu. Autant d'ajustements qui seront repris dans une campagne de publicité prévue pour 2001 qui vantera les attraits de la troupe. Des campagnes de sensibilisation seront entreprises dans les écoles.

Parallèlement, le ministre Goerens envisage d'ouvrir l'armée aux recrues non nationales, en invoquant la citoyenneté européenne, mais aussi le caractère de moins en moins national de la troupe. Autre argument, la composition des contingents internationaux devant opérer dans le cadre de missions de rétablissement ou de maintien de la paix se fera probablement par une clef de répartition démographique qui ne tient pas compte des différentes nationalités présentes sur un territoire national. Goerens envisage de coupler la possibilité de joindre l'armée pour un Non-Luxembourgeois à la condition de résidence et, en un premier temps, à l'origine d'un État membre de l'Union européenne.

Cette volonté, arrêtée dans l'accord de coalition entre le PCS et le PDL, risque cependant de soulever une forte opposition, même si le sujet n'a pas été publiquement discuté jusqu'à maintenant. Une armée multinationale symbolise très fortement la désuétude de la raison d'être d'une force armée : la défense de la souveraineté nationale. De l'autre côté, et justement à cause de cette souveraineté nationale qui reste un des attributs - bien que théorique - de la troupe luxembourgeoise, cette ouverture risque de faire grincer pas mal de dents du côté des défendeurs des valeurs nationales.

Une autre conséquence de cette ouverture est plus sinueuse et sera probablement la véritable pierre angulaire de sa réussite. En ouvrant la carrière de soldat aux Non-Nationaux, l'armée devra aussi offrir une perspective professionnelle à des recrues étrangères qui ira au-delà de la simple carrière de soldat professionnel. Le seul secteur sur lequel l'armée a une emprise est le secteur public. Or, les réticences de la fonction publique, leur syndicat CGFP en tête, à accueillir en leurs rangs des ressortissants de l'UE sont connues. Le Luxembourg dispose de dérogations en ce qui concerne l'accès de ressortissants de l'UE à la fonction publique et s'est d'ailleurs déjà fait condamner pour son hostilité à cet accès par la Cour européenne de Justice. Subsidiairement, le réflexe national risque d'apparaître aussi en ce qui concerne les critères de recrutement pour les Non-Nationaux. Si ceux-ci se trouvent par exemple en deçà des critères d'obtention de la nationalité, ces derniers risquent d'être remis en cause. Des confrontations sont donc envisageables, peut-être même souhaitées. Charles Goerens s'est toujours fait fort de l'idée d'une citoyenneté européenne, de dépassement des réflexes nationaux. La restructuration de l'armée pourrait ainsi devenir un précurseur, sinon un précédent, en matière d'intégration.

Mais dans un premier temps, l'armée reste confrontée aux problèmes très terre-à-terre énoncés par son commandant en chef. Bien que le ministre refuse « l'hypothèse de l'échec » concernant la réforme envisagée, le succès de l'opération de charme envisagée n'est pas garanti. Le dessein de l'armée humanitaire chère au ministre Goerens, et entamée par un regroupement des ministères de la Défense, de l'Action humanitaire et de la Coopération auprès du ministère des Affaires étrangères (cf. d'Land n° 20/00, « Canons caritatifs »), risque d'en faire les frais. Si cette bicéphalie de l'armée, à cheval entre les actions militaires (rétablissement et maintien de la paix) et les interventions à caractère plutôt civil (opérations d'aide d'urgence en cas de sinistres, reconstruction etc.) où elle serait appelée à suppléer le Corps civil à créer (cf. d'Land n° 31/00, « Militairement vôtre »), faisant d'elle un ambassadeur de la politique luxembourgeoise, n'est pas atteinte, l'armée deviendrait en soi superflue. La participation luxembourgeoise se limiterait dès lors à la contribution financière aux opérations internationales, respectivement au financement de matériel militaire - à l'image de l'achat d'un transporteur militaire Airbus prévu pour 2010 ou encore du cofinancement (probablement avec la France et la Belgique) d'un navire militaire.

marc gerges
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