Alors que la Chambre des députés demande aux parlementaires de ne plus instiguer ou signer de pétitions, la prise d’intérêts privés ne semble pas poser de problèmes. Le statut du député reste flou

Cuisine et dépendances

d'Lëtzebuerger Land du 17.02.2011

Non, il n’y voit aucun problème. En 17 ans qu’il siège Marché-aux-Herbes, dont presque deux à sa présidence, Laurent Mosar (CSV) « ne [se] souvien[t] pas d’un seul cas concret de conflits d’intérêts dans cette enceinte ». À l’exception peut-être des discussions sur la loi concernant les offres publiques d’acquisition, il y a six ans, dans le contexte de la reprise d’Arcelor : John Castegnaro, député LSAP, était alors membre du conseil d’administration de l’entreprise, « mais il s’est abstenu de tout commentaire, n’a pas assisté aux réunions de la commission ni au vote » affirme Laurent Mosar vis-à-vis du Land. Pour lui, c’est d’ailleurs la bonne attitude à prendre pour tout élu qui pourrait être soupçonné de conflits d’intérêts privés et publics : s’abstenir de participer au débat.

« Dans ce domaine, je fais entièrement confiance aux députés, juge le président de l’assemblée. Et de toute façon, un député ne décide pas seul, il a une voix entre soixante, donc le risque qu’il prenne des décisions en sa faveur ou en celle d’une société amie est beaucoup moins grand que sur le plan local par exemple, où un propriétaire foncier participe à la procédure de reclassement de terrains. » Lui-même a choisi, en automne 2009, de quitter tous les postes d’administrateur dans des sociétés privées qu’il occupait avant, « parce que je considère que le président doit être au-dessus de la mêlée ».

On doit probablement à Lucien Lux, président du groupe socialiste et ancien ministre de l’Environnement, le fait que la question du cumul de mandats privés et publics soit si chaudement discutée en ce moment : en marge de la présentation de l’équipe cycliste professionnelle Leopard Trek, début janvier, il a rendu public son mandat d’administrateur de la société anonyme qui gère cette équipe, Leopard, présidée par l’entrepreneur Flavio Becca, qui en est également le principal actionnaire par le biais de sa société Promobe Finance. Lucien Lux soigne depuis longtemps une amitié semi-publique avec Becca, avec lequel il partage entre autres une passion pour le football. De là à insinuer des retours d’ascenseur en faveur du spéculateur immobilier Becca, un véritable trafic d’influence, il n’y a qu’un pas que les rumeurs, les cabarets politiques et l’opposition n’hésitent plus à franchir (voir par exemple Henri Wehenkel, « Lucien Lux, der Löwe im Leoparden­pelz », in : Goosch.lu n° 294 du 10 février 2011). Son officialisation début janvier n’a ainsi été perçue que comme une sorte de coming out par le grand public. Interrogé sur la question par Forum (n°304 de février 2011), Lucien Lux estimait simplement que c’était son affaire personnelle, mais qu’il n’avait jamais cherché à cacher son mandat au conseil d’administration de Leopard.

Transparence Depuis début février, on trouve les déclarations d’intérêts individuelles de chaque député (à l’exception de Paul-Henri Meyers, CSV, qui n’a jamais rempli une telle déclaration depuis l’introduction de ce registre sous la précédente législature) sur le site Internet de la Chambre des députés. La fiche de Lucien Lux, remplie le 9 novembre 2010, n’énonce que son mandat d’administrateur de CLT-Ufa, alors que le règlement de la Chambre impose, dans son article 167, que « les déclarations au registre sont faites sous la responsabilité personnelle du député et doivent être mises à jour ».

Laurent Mosar se montre très fier des efforts de transparence et de publicité qui ont été faits ces dernières années à la Chambre des députés, aussi bien du travail à l’assemblée – retransmission des séances publiques à la télévision, publication des compte-rendus imprimés avec la presse quotidienne, mise à disposition de documentations complètes sur les travaux parlementaires et de son propre agenda en-ligne, publication des rapports de réunion des commissions – que des informations sur chaque député : on y trouve leurs CVs avec tous leurs mandats parlementaires et publics, leur parcours et donc leurs autres intérêts privés. Si quelques-uns des députés, notamment du CSV, comme son président Michel Wolter, le président (démissionnaire) du groupe parlementaire Jean-Louis Schiltz ou Lucien Thiel, cumulent plusieurs postes d’administrateurs de sociétés du secteur financier, d’autres, comme Robert Weber (CSV et LCGB) listent exhaustivement leurs engagements associatifs. La plupart des députés sont membres de conseils de structures publiques ou parapubliques, hôpitaux ou syndicats intercommunaux, encore d’autres n’indiquent aucun poste privé ou associatif.

De la représentativité Dépositaire de la souveraineté de ses électeurs, qui choisissent leur député parce qu’ils s’attendent à ce qu’il défende au mieux leurs intérêts, l’élu est forcément le représentant d’une idéologie. Membre d’un parti, plus proche d’une tendance syndicale ou libérale de ce parti, habitant d’un quartier, d’une ville et d’une circonscription, il est aussi une personne privée avec une certaine formation et un parcours professionnel, issu d’un milieu socio-culturel qui l’aura marqué au moins autant que sa socialisation par ses lectures, les manifestations ou les prêches du prêtre, il se situe sur une toile d’influences diverses et parfois opposées qui contribuent à ce qu’il forme ses opinions et ses positions politiques au Parlement. La Chambre des députés luxembourgeoise est, on le sait, très loin d’une représentativité socio-professionnelle de la population, car dominée par les fonctionnaires et les professions libérales, notamment les avocats.

Or, les citoyens sont en droit de s’attendre à ce que les députés exercent leur mandat « de façon indépendante » sans être « liés par des instructions ni recevoir de mandat impératif » comme l’impose l’article 166 du règlement de la Chambre des députés. Ou, pour le dire avec l’article 50 de la Constitution luxembourgeoise : « La Chambre des Députés représente le pays. Les députés votent sans en référer à leurs commettants et ne peuvent avoir en vue que les intérêts généraux du Grand-Duché ». Lorsqu’un député est président d’un conseil d’administration, comme Lucien Thiel (CSV) pour le Foyer, ou leur susurre tous les jours avant les infos du matin les derniers taux du même assureur dans les oreilles, comme Félix Eischen (CSV), agent du Foyer, les électeurs doutent forcément de leur impartialité, voire soupçonnent le trafic d’influence. Ce qui ne fait que renforcer la défiance à l’encontre des décideurs politiques.

Un statut flou « Il n’est précisé nulle part qu’un député ne peut exercer de mandat dans un conseil d’administration ou d’activité professionnelle dans le secteur privé, » insiste Laurent Mosar. Si la fonction publique est officiellement incompatible avec un mandat de député – les fonctionnaires sont « démissionnés » et reçoivent une pension spéciale durant l’exercice de leurs fonctions politiques –, la loi ne considère le travail de député que comme un poste à mi-temps pour les employés privés et les professions libérales. Continuer à plaider comme avocat ou à consulter comme médecin est donc la règle.

« Cela nous vaut d’ailleurs de grandes compétences dans ces domaines dans notre assemblée, estime encore Laurent Mosar. Ou, si nous craignons le conflit d’intérêts partout, faudrait-il aussi interdire aux médecins de se prononcer sur la réforme du système de santé et aux avocats, comme moi, sur la Justice ? » Il n’est pas prévu que le parlement se dote d’un code de déontologie, pas plus que n’en ont les ministres (alors même que le Premier ministre Jean-Claude Juncker, CSV, avait annoncé une loi sur la fonction exécutive). Que la conférence des présidents décide, la semaine dernière, d’interdire aux députés d’inciter ou de signer des pétitions est alors plus étonnant encore : l’engagement privé dans des intérêts commerciaux serait donc bien vu, mais l’engagement public pour une cause d’intérêt général honni – bizarre.

Au début de la législature, une sous-commission « statut du député » avait été créée, avec pour objectif premier de mettre à plat les différents scénarios professionnels existants, entre les employés privés, pour lequel le passage en politique représente toujours un certain risque professionnel et financier – reprendre pied après un ou deux mandats peut s’avérer difficile – et les fonctionnaires, qui continuent de jouir de la sécurité de l’emploi et des promotions de carrière. « Nous voulions simplement savoir où nous en étions des différentes carrières, par exemple aussi du côté des cotisations sociales ou de pensions, et, dans le meilleur des cas, viser une plus grande égalité, combler les disparités existantes afin de motiver plus de représentants du secteur privé à s’engager en politique, » raconte Félix Braz, député des Verts membre de cette commission et échevin à Esch. « Dans une visée maximaliste, on aurait par la suite pu créer un véritable ‘statut du député’, qui soit le même pour tous. » Mais, était-ce la crainte d’une augmentation des dépenses en temps de crise, le manque d’informations sur l’état actuel ou des blocages de la part de ceux qui craignaient perdre des avantages ? Toujours est-il que les travaux ont été abandonnés début 2010 – sans suites depuis lors.

Félix Braz en a tiré des conséquences personnelles : à 45 ans, le journaliste de formation, qui s’était très vite professionnalisé en politique – secrétaire parlementaire des Verts de 1991 à 2001, il a abandonné ce poste pour se consacrer à son mandat d’échevin à Esch – commence à penser à l’après-politique. Il ne se représentera plus aux communales d’octobre pour se consacrer davantage à son mandat de député et construire une carrière professionnelle à côté. On ne sait jamais.

josée hansen
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