Édito

Ces monstres engendrés par la forteresse Europe

d'Lëtzebuerger Land vom 17.06.2016

Elle a acheté le plus beau sac à dos qu’elle ait pu trouver avant la traversée mortelle de la mer Égée. Dedans : une chemise, un pantalon, une grenouille en plastique, une caméra offerte par sa mère, un petit couteau suisse – et cette belle robe blanche achetée avec sa meilleure amie (qui a la même). Hind Al-Harby est Irakienne de Bagdad, a 28 ans, de beaux cheveux châtains, des yeux de biche un peu tristes, une voix haut perchée et une histoire à raconter. Sur scène du Kasemattentheater, elle relatait ce mardi (après une première représentation en février ; voir aussi p. 15), son Death Journey, ce voyage dangereux qui l’a menée, en août 2015, avec sa famille (quatre adultes et deux jeunes enfants) de la Turquie au grand-duché. Le public sortait estomaqué de ce témoignage poignant et naturel, sans fioritures, avec la seule ambition de faire partager les traumatismes qu’elle et les siens ont vécus. Comme celui du passage de la mer en bateau gonflable, à soixante personnes qui avaient payé chacune 1 500 euros leur place, l’interdiction qui leur fut faite de prendre de l’eau ou de la nourriture (en août, sous un soleil brûlant), les trafiquants criminels qui les ont déposés sur un rocher abandonné en pleine mer, la colère des garde-côtes grecs qui leurs reprochèrent d’avoir fait un feu avec le bois du seul arbre sur cet îlot.

Le week-end dernier, les 11 et 12 juin, les garde-côtes italiens ont recueilli 2 500 personnes au large de la Sicile. Mais selon l’Onu, plus de 10 000 personnes sont mortes en Méditerranée depuis 2014, dont 2 814 depuis le début de cette année. Les six premiers mois de 2016, le nombre de nouvelles arrivées en Italie a augmenté de 41 pour cent par rapport à l’année dernière, presque 48 000 personnes, essentiellement des migrants d’Afrique subsaharienne, contre plus de 158 000 en Grèce, selon l’OIM. Les ONGs craignent une « idoménisation » du territoire italien, plus de 10 000 demandeurs de protection internationale se retrouvant à la rue, faute de structures d’accueil. Depuis l’entrée en vigueur de l’accord entre l’Europe et la Turquie, le nombre de nouvelles arrivées en Grèce a augmenté d’un quart, alors que les pays des Balkans voient le nombre de nouveaux migrants baisser radicalement.

Tous ces chiffres, dont l’énormité et l’abstraction abasourdissent le commun des citoyens, prennent une autre dimension lorsqu’on entend le récit d’une concernée. Comme Hind Al-Harby. Issue des classes moyennes (et disposant des moyens financiers nécessaires pour payer les trafiquants), éduquée, parlant anglais et sachant se débrouiller grâce à la lecture de sites internet et aux contacts glanés sur Facebook, elle s’est néanmoins retrouvée plusieurs fois en danger de mort : de se noyer, de mourir de faim et de soif, des coups et tirs de policiers violents et sans compassion. Ces monstres d’inhumanité face au désespoir des migrants qui fuient la guerre et se retrouvent dans la misère la plus totale, ces trafiquants et ces forces de l’ordre sans compassion, ce sont les politiques européennes qui les ont créés. Ces décideurs qui suivent trop facilement les sirènes des populismes de l’extrême-droite, ces administrateurs qui réduisent les sorts humains à des statistiques et à des accords chiffrés. Et ces autres, pleins de bonne volonté (dont Jean Asselborn, le ministre des Affaires étrangères et de l’Immigration luxembourgeois, LSAP), qui mettent trop de temps à essayer de trouver un consensus. Car le temps presse pour les réfugiés.

Hind Al-Harby a choisi le Luxembourg parce qu’il est petit, joli et calme – et parce que moins de réfugiés le connaissaient au moment de son voyage. Depuis juillet 2015, 632 Irakiens ont déposé une demande de protection internationale au Luxembourg, plus de 80 pour cent sont encore en attente d’une décision, tellement les dossiers seraient difficiles, expliqua le ministère la semaine dernière, après une manifestation spontanée et pacifique de ressortissants irakiens, se sentant discriminés par rapports aux demandeurs syriens, dont les papiers se règlent plus vite. La perception du temps dans l’urgence est une autre que celle des administrations, qui tournent à leur rythme. Après huit mois, Hind Al-Harby vient de se voir attribuer le statut de réfugiée. Elle veut aller en Turquie pour épouser son fiancé échoué là-bas, puis revenir, construire une vie ici. Elle écrit déjà pour la page Internet en anglais du Wort, si ce n’est pas de l’intégration.

josée hansen
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