Comme le ministre du Travail et de l’Immigration, Nicolas Schmit (LSAP), les syndicats sont inquiets face à la montée de la précarité dans la communauté portugaise

Du dénuement à la précarité

d'Lëtzebuerger Land du 10.02.2012

Joaquim da Silva parle un français impeccable qu’il a appris lors d’un séjour prolongé de seize ans en France, dans les années 1970-80, où il a fait sa scolarité. Puis il est retourné dans son Portugal natal, avant de venir au Luxembourg, en août 2010. « Avant, avec mon âge, on ne quittait plus le Portugal, » raconte le quinquagénaire qui travaille dans le bâtiment, mais que dans son village, au nord du pays, c’était devenu courant. Lui a suivi son fils, qui était monté rechercher un emploi – tous les deux ont trouvé très rapidement des emplois stables.

Pour eux, comme pour plus de 4 000 de leurs compatriotes, qui ont nouvellement immigré au Luxembourg en 2011 selon les chiffres du ministère de l’Immigration, le choix était vite fait : au Portugal, où le taux de chômage dépasse désormais les treize pour cent de la population active, soit plus de 650 000 personnes, et où, suite au plan d’austérité du gouvernement, le salaire social minimum ne dépasse plus les 480 euros par mois, un tiers de ce qu’ils gagneraient par exemple au Luxembourg, l’émigration à la recherche d’un emploi est pour beaucoup de Portugais, tous âges confondus, la seule issue. Ils étaient 100 000 à quitter ainsi le pays en 2011, et le Luxembourg est loin d’être le premier pays de destination pour eux ; ce sera d’abord la Suisse, la Grande-Bretagne ou l’Allemagne. « D’ailleurs, le Premier ministre portugais a même carrément appelé les gens à émigrer pour résoudre le problème du chômage au Portugal, » s’offusque Eduardo Dias, du département Immigrés de l’OGBL. Avec son collègue Carlos Pereira, membre du comité exécutif du syndicat, il était à Lisbonne la semaine passée pour le congrès du CGTP et a pu y échanger avec des confrères.

« Beaucoup de gens arrivent au Luxembourg avec un contrat de travail, puis habitent au-dessus d’un café, constate aussi Lucia Coelho du Clae (Comité de liaison des associations d’étrangers). Mais ce sont souvent des contrats de travail précaires, de deux ou trois mois, puis après, ils n’ont plus rien et se retrouvent à la rue... » C’est exactement le phénomène contre lequel s’est insurgé le ministre du Travail et de l’Immigration luxembourgeois, Nicolas Schmit (LSAP), lors de la présentation des statistiques sur l’immigration de l’année 2011, mardi 31 janvier, lançant un appel aux employeurs « de ne pas jouer avec la précarité » des gens : « Il est inacceptable que ces flux soient encore encouragés, car les gens se retrouvent après à dormir dans leurs voitures, voire même dans les baraques de chantiers » (voir d’Land du 13 janvier 2012).

Une nouvelle vague d’immigrants, de tous âges et tous profils socioprofessionnels, mais souvent aussi des familles, implique forcément des problème de scolarisation des enfants – comment un jeune de treize ou quatorze ans, qui a le savoir d’un adolescent de son âge, mais ne parle pas un mot de français et encore moins d’allemand ou de luxembourgeois, peut-il intégrer le système luxembourgeois sans perdre des années ? Et, tout aussi naturellement, de chômage subséquent à un contrat à durée déterminée. Un tiers des demandeurs d’emploi au Luxembourg seraient actuellement des ressortissants portugais. Depuis 2008, le nombre d’immigrants portugais dépasse celui de la grande vague des années 1970 à 1990, durant laquelle quelque 3 000 personnes arrivaient par an (voir d’Land du 13 novembre 2009).

« Ce sont souvent des situations de désespoir qui fait fuir les gens de là-bas, raconte Carlos Pereira de l’OGBL. J’ai rencontré des gens qui avaient d’abord essayé la Suisse, où ils n’ont pas trouvé d’emploi, puis l’Allemagne, pas de chance, puis ils se sont retrouvés au Luxembourg. Et j’ai vu des familles qui dormaient dans leurs voitures sous le viaduc, ici à Esch. » Car contrairement à l’émigration portugaise des années 1970, où les hommes partaient souvent seuls chercher un emploi, dormaient dans un foyer pour célibataires en attendant de construire leur vie ici, puis faisaient ensuite seulement venir leur famille, la mobilité s’est accrue aujourd’hui, avec la généralisation de la voiture, avec laquelle toute la famille part tout de suite ensemble. « Mais j’ai l’impression que les gens viennent vraiment à l’aveuglette, qu’ils imaginent que le chocolat pousse sur les arbres au Luxembourg, et qu’il faut juste le cueillir, » dit encore Carlos Pereira.

Or, si, pour les syndicalistes, l’immigration portugaise d’aujourd’hui ressemble fortement à celle d’avant la révolution portugaise, « le Luxem[-]bourg n’est plus dans la même situation que dans les années 1970, » met en garde Eduardo Dias, pour lequel il serait essentiel que les deux gouvernements informent mieux les candidats à l’émigration, qui viennent par exemple s’informer à l’ambassade du Luxembourg à Lisbonne, un peu à l’image du programme « Migrer les yeux ouverts » mis en place par le Luxembourg au Cap Vert. Ce sera un des sujets de discussion lors de la visite, ce week-end, du secrétaire d’État aux communautés portugaises, José Cesário.

« Je ne trouve pas cette immigration portugaise si nouvelle que ça, » interjette pourtant à son tour Jean-Luc de Matteis, secrétaire central du département bâtiment de l’OGBL. « Il y a toujours eu le mec qui faisait venir son cousin et même des patrons qui embauchaient directement au Portugal durant leurs vacances. » Pour lui, le problème serait moins le fait que les Portugais auraient des illusions quant à leurs chances au Luxembourg – « beaucoup de gens qui arrivent trouvent encore des emplois, car le bâtiment et la restauration recrutent toujours ! » – mais qu’ils suivent des employeurs peu scrupuleux, souvent de toutes petites sociétés, aux pratiques douteuses. Les pratiques incriminées que lui rapportent les membres qui viennent le voir, ce sont moins les recours à des contrats à durée déterminée qu’à des sous-traitances factices avec de « faux indépendants » : le travailleur est recruté sur base d’un « contrat mission » de trois semaines ou d’un mois, doit payer son propre billet d’avion, loge dans le dépôt de la société (logement pour lequel il paye en outre un loyer usuraire, de sorte qu’il ne gagne plus que cinq euros nets de l’heure – puis il change de chantier avec un nouveau contrat de mission (voir aussi d’Land du 10 juillet 2008). S’il rouspète ou pose des questions, il est menacé de licenciement sec.

« Certains employeurs ont compris que de cette manière, les employés sont à leur merci, beaucoup plus ‘maniables’ que s’ils fréquentent d’autres Portugais qui les informeraient de leurs droits ou des conventions collectives applicables, » estime Jean-Luc de Matteis. Pour lui, c’est en premier lieu vis-à-vis de ces patrons-là que le ministère devrait agir, par exemple avec des contrôles de l’Inspection du travail et des mines.

La pratique des recours systématiques à des contrats à durée déterminée dans le bâtiment était devenue publique l’été dernier, lorsque l’entreprise de construction Socimmo a été mise en faillite (voir d’Land du 29 juillet 2011) : consciente de sa situation économique fragile, mais avec l’ambition de vouloir faire un maximum de chantiers, la société a embauché des ouvriers à tours de bras, passant en quelques années d’une centaine à 500 employés. C’est au moment de cette faillite qu’on a découvert pour la première fois que certains d’entre ces ouvriers étaient tellement précarisés qu’ils dormaient dans les baraques de chantier. 80 pour cent des employés de Socimmo étaient Portugais, beaucoup n’avaient, malgré des parcours de dix ou quinze ans au Luxem[-]bourg, jamais appris une autre langue que le Portugais, ce qui compliquait encore leur réembauche. La très grande majorité d’entre eux toutefois a retrouvé un autre emploi depuis l’été dernier, s’enorgueillit Jean-Luc de Matteis.

« Socimmo, on le sait aujourd’hui, avait grandi trop vite, concède Pol Faber, secrétaire général du Groupe[-]ment des entrepreneurs du bâtiment et des travaux publics, affilié à la Fedil. C’est pour ça qu’elle a dû avoir recours à de nombreux CDDs. Mais les sociétés sérieuses, que sont majoritairement nos membres, qui grandissent à un rythme plus sain, ont plutôt recours à des travailleurs intérimaires si elles ont un pic d’activité. » Et de souligner que le reproche de soutenir l’extrême précarisation des employés avec des CDDs très courts ou des contrats de mission douteux ne peut valoir pour leurs membres, qui, même après consultation, affirment ne jamais avoir été interrogés à ce sujet ni par le ministre, ni même par les syndicats.

josée hansen
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