Mue des musées

Free entry… go for a selfie

d'Lëtzebuerger Land vom 15.05.2015

Il faut faire moderne. Se sont dit les responsables place du marché-aux-poissons (quitte à faire passer à la trappe le nom même du musée, et son sigle dont les deux premières lettres se trouvent interverties). Faire moderne, en chargeant une agence de communication (un premier pas est franchi) d’une campagne de publicité en mangue anglaise. Le tout anglais, pour aguicher sans doute les touristes d’extrême-orient, les empêcher de ne connaître du Luxembourg que les boutiques de luxe. Il n’a que quelques pas depuis la grand-rue et la rue Philippe-II…

Résolument moderne. On peut toujours faire mieux. Allez voir à l’une des bifurcations vers la nouvelle aile Wiltheim. Sur un écran, des images défilent dont l’une en particulier attire l’attention : devant un tableau baroque, quatre personnes, trois hommes et une femme (la gent féminine serait-elle moins assidue à la culture), tous de noir vêtus, de cuir de préférence, avec des lunettes de soleil. Ils sont là, en train de faire leur besoin de selfie, avec des poses habituelles en l’occurrence. La femme tirant la langue par exemple, l’homme qui tient l’appareil montrant toute sa denture dans un large sourire.

J’allais oublier de dire de quel tableau il s’agit. C’est Cupidon surprenant Psyché la nuit, œuvre peinte vers 1590, par le Néerlandais Abraham Bloemaert. Ah ! comme le regard de Cupidon est autrement intéressé et intéressant.

Peut-être est-ce vieux jeu que de s’en tenir aux missions traditionnelles des musées ; ils ont déjà assez de mal en ces temps de vaches maigres. Collectionner, à un moment où les milliardaires de tous horizons font envoler les prix ; étudier, alors que leur personnel a tendance à diminuer sans cesse ; exposer et faire aimer les œuvres (que de plaisir donné dans les ateliers pour enfants). Faut-il pour autant que les musées prennent des allures de parcs de distraction ?

Le selfie, de préférence avec cette longue perche, du moins avant que de nombreux musées ne l’aient interdite, voilà comment apporter la preuve qu’on a été là, dans un musée justement, face à telle oeuvre, et faut-il dès lors s’étonner qu’un livre soit déjà sur le marché, #Artselfie, ouvrage collectif célébrant cette appropriation. Et on aurait tort de se résoudre à la dénomination québécoise d’égoportrait, à moins de vouloir affirmer par là cette liberté, cette autonomie nouvelles gagnées dans la propre captation. Avec le petit bout de célébrité promis par Warhol du moment que ça passe dans les réseaux sociaux.

Avec les selfies, les uns ont donc l’ambition de sortir de l’anonymat, hors d’une réalité qui a comme fini d’exister, elle ne le fera plus que par le détour de la médiatisation. D’autres, tels hommes politiques, il leur reste ce moyen-là pour espérer faire remonter tant soit peu leur cote au plus bas dans les sondages. Attention toutefois à des situations qui peuvent s’avérer légèrement gênantes. On se rappelle la cérémonie d’hommage à Nelson Mandela, en décembre 2013. Le Président américain se rapprochant le plus près possible de la Première ministre danoise, la belle Helle Thorning-Schmidt. Et à l’écart, faisant visiblement la moue, Madame Obama, à qui la scène ne plaisait guère. Malgré l’effort fait par David Cameron, s’immisçant dans le duo, disons pour voler au secours de son compère. Le festival de Cannes vient d’interdire les selfies, il est vrai qu’il s’y trouve, pour la montée des marches, un nombre suffisant de paparazzi. Elles avaient de la classe, les Marlene Dietrich, les Greta Garbo.

Lucien Kayser
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