Entretien avec Vera Spautz (LSAP), échevine à Esch/Alzette

Clignotants

d'Lëtzebuerger Land vom 17.07.2008

d’Land : Vous accueillez chaque jour des familles qui ont du mal à joindre les deux bouts. Dix pour cent de chômage, 53 pour cent d’étrangers répartis sur 97 nationalités, une population dont le niveau d’études est inférieur à la moyenne nationale. La situation devient de plus en plus difficile pour les services sociaux de la Ville d’Esch, maintenant que les prix des denrées alimentaires et de l’essence explosent et sans qu’une amélioration ne soit en vue.

Vera Spautz : Ces circonstances, ainsi que la désindexation des salaires, mènent à des situations dramatiques. Mais cette évolution ne date pas d’hier. Elle a été bien visible ces dernières années pour qui veut la voir. C’est pourquoi les compensations sociales communales existantes devront être révisées à la hausse dès l’automne prochain. La po­pulation est sur les dents, il faut ré­in­troduire immédiatement l’indexation des salaires. Les chiffres de l’Office so­cial démontrent aussi la tendan­ce : au cours des cinq premiers mois de l’année 2008, il y a eu 646 demandes d’aide. C’est plus qu’en 2007, où il y en a eu 1 160 pour toute l’année. Nous nous attendons à une augmentation importante d’ici la fin de l’année. 

Quels sont les problèmes les plus urgents à traiter ??Les deux tiers des « clients » de l’Office social sont touchés par la précarité due au logement, puis il y a les demandes de revenu minimum garanti et les difficultés pour régler les factures médicales, payer les médicaments. C’est la raison pour laquelle il faut absolument introduire le système du tiers payant. C’est connu depuis longtemps, mais le ministre n’a toujours pas de solution concrète. Dans l’intervalle, les patients n’osent plus se rendre chez le médecin parce qu’ils ne peuvent pas en payer la facture. De plus en plus de praticiens – beaucoup de pédiatres, d’ailleurs – exigent d’être payés sur le champ et les patients dont le compte est à découvert ont tendance à ne plus se faire soigner. C’est particulièrement grave pour les enfants.

La misère du logement est une histoire qui n’en finit pas. La responsabilité se situe au niveau du gouvernement, mais aussi au niveau des communes. Qu’en est-il des logements sociaux à Esch ??Les Villes de Luxembourg et d’Esch/Alzette sont les seules à s’occuper de logements sociaux. Notre commune est propriétaire de 400 unités, en ce moment nous avons 400 demandes en suspens. Lorsque j’ai repris ce ressort en 2000, j’ai fait réaliser un inventaire. Très vite, nous nous sommes rendus compte que certaines personnes n’y avaient plus droit, soit que la composition de famille avait changé, soit que leur situation financière avait évolué. Et puis, il y avait ceux qu’on n’osait expulser parce qu’ils exerçaient une certaine influence du fait de leur appartenance politique ou de leurs connaissances personnelles etc. Bref, au­jourd’hui, nous pouvons dire que la situation s’est clarifiée, que les habitants des logements sociaux correspondent aux critères nécessaires. Or, cinquante familles – sur les 400 en attente – dont les parents n’ont pas trente ans et ont à charge un à quatre enfants, doivent toujours habiter dans des logements de fortune, des chambres de café, chez des parents ou amis. Toujours plus de mères monoparentales se retrouvent dans des conditions difficiles, proches du seuil de la pauvreté. La commune consacre 1,3 million d’euros au grand programme d’acquisition de logements sociaux communaux – à côté des 1,8 millions pour les rénovations. L’idée est d’en acquérir d’autres et de les mettre à disposition des familles nombreuses notamment. Maintenant, nous sommes en train d’analyser la possibilité d’introduire un système de location-achat qui permettrait aux familles concernées d’acquérir un logement à terme – à des conditions plus avantageuses que ce qui se pratique sur le marché libre. 

Est-ce que le Pacte logement est un instrument valable pour provoquer un changement ??Je n’en suis pas persuadée. Les communes sont appâtées avec de l’argent – entre 3 600 et 9 000 euros par habitant pour une croissance supérieure à un pour cent de la population – mais en réalité, le coût des infrastructures nécessaires est supérieur à ce montant-là. Il faut penser aux coûts inhérents comme les frais d’entretien ou les salaires du personnel. Un bon exemple de la difficulté est le fonctionnement des maison-relais. Même si le ministère de la Famille est prêt à financer la moitié du déficit, les coûts sont importants pour les communes et il est hors de question de relever les tarifs pour les parents. Le gouvernement ne peut se soustraire aussi facilement à ses engagements !

Pour en revenir à la situation du marché du logement, est-ce que la loi sur le bail à loyer n’a pas remédié à la situation, notamment en ce qui concerne la location de logements vides??Actuellement, nous en avons registré 400 qui sont vides – beaucoup sont situés à la rue de l’Alzette. Mais là, on nous dit qu’ils sont réservés pour des membres de la famille ou qu’ils servent à stocker la marchandise des magasins du rez-de-chaussée. D’autres propriétaires nous répondent qu’ils vont en faire des logements pour étudiants. Nous n’avons pas les moyens de le vérifier, même s’il s’agit de pure spéculation. Là non plus, le Pacte logement n’est pas un instrument suffisant. Même s’il permet aux communes de prélever des taxes, cette mesure n’est que facultative et il est difficile d’envisager d’en faire usage en période préélectorale comme maintenant. Quoi qu’il en soit, je vais proposer d’appliquer cette mesure au collège échevinal. 

Un autre phénomène alarmant sont les logements souvent insalubres loués par les cafetiers. À Esch, plus de 1 400 personnes y habitent pour des montants exor­bitants, allant jusqu’à 550 euros par mois pour une petite chambre avec des sanitaires communs sur le palier. C’est pourquoi nous avons lancé cette semaine une action policière coup de poing pour faire un état des lieux sur place. Parce qu’il y a des propriétaires peu scrupuleux qui ne se gênent pas pour louer des chambres dans un état épouvantable, même du point de vue sécurité, à des familles avec de petits enfants.

À chaque fois qu’il y a une discussion sur les sans abris ou les toxicomanes, les responsables politiques de la Ville de Luxem­bourg lancent un appel aux communes pour qu’elles prennent leurs responsabilités au lieu de se débarrasser vite fait de cette population non désirée qui se retrouve dans les infrastructures de la capitale comme le foyer de nuit Ulysse ou la Fixerstuff. Dans l’intervalle, Esch dispose d’un foyer de nuit, mais la question des toxicomanes n’est toujours pas résolue.Les sans abris sont provisoirement logés dans des containers en attendant que le nouveau bâtiment du foyer de nuit soit terminé. Il aura une capacité de quarante lits. Il est clair que nous devons prendre nos responsabilités et voilà pourquoi nous prenons ces projets en main nous-mêmes au lieu de les confier à une asbl, comme beaucoup d’autres communes ont tendance à le faire d’ailleurs. Les discussions autour d’une Fixerstuff et d’un foyer de nuit ont commencé en 2000 et je peux vous assurer que nous avons vécu des moments surréalistes. Comme il s’agit de deux ministères – le ministère de la Famille et de la Santé – avec des philosophies totalement différentes, les visions qu’ils avaient du projet étaient souvent très loin des besoins du terrain. Finale­ment, nous intègrerons les deux populations dans un même bâtiment, avec une Fixerstuff qui sera insérée au foyer et qui ne fonctionnera que la nuit. Cela permettra aussi aux toxicomanes d’y trouver un abri. Nous attendons maintenant les résultats de l’évaluation de la Fixerstuff à Bonnevoie. Ensuite, le ministre de la Santé, Mars di Bartolo­meo, compte lancer un pro­jet pilote qui concerne la distribution contrôlée de héroïne à des toxicomanes. D’où la nécessité de localiser cette nouvelle structure dans les alentours d’un hôpital, en collaboration avec les organisations spécialisées, actives sur le terrain.

La Ville est dotée de services sociaux et associations caritatives en nombre suffisant pour réaliser un travail de terrain efficace. Les spécialistes comme l’Allemand Manfred Schenk ont par le passé critiqué ce réseau comme étant trop décousu et me­nant à un véritable « tourisme social ».C’est la raison pour laquelle nous avons des réunions mensuelles avec les représentants des associations présentes sur le terrain. Cette concertation nous permet de réagir beaucoup plus vite qu’auparavant, de mener une politique sociale des « chemins courts ». S’il y a urgence, nous nous voyons plus souvent. Ainsi, nous pouvons assurer un suivi dans tous les domaines : le logement, l’emploi etc.

Le projet de loi organisant l’aide sociale est en train d’être analysé et amendé par les députés. Est-ce que cette réforme est né­cessaire dans le contexte que vous venez de décrire ??Absolument, mais il ne faut pas s’attendre à des miracles. Les communes ne peuvent plus se soustraire à leurs responsabilités. Elles devront prévoir au moins un assistant social pour 6 000 habitants, plus un demi poste administratif – le projet de loi parlait de 10 000 habitants, cela au­rait été un fiasco. Ensuite, pas question de confier la tâche à un établissement public de droit privé. Les membres de la Commission de la famille l’ont refusé. Ce sera donc un établissement public de droit communal. Le contrat avec le demandeur sera facultatif et le droit à l’accès au logement est aussi inscrit dans la loi. Je m’attends à des discussions passionnantes.

L’éducation et la formation sont des bases essentielles pour un bon départ. Or, nous avons vu que la population de la commune est moins bien formée et a plus de difficultés à trouver un emploi. S’y ajoutent les problèmes d’intégration des étrangers. Dans ce contexte, il est étonnant de constater que la Ville ne dispose que d’une seule école précoce, alors qu’une de ses rais­ons d’être est justement l’intégration et l’apprentissage de la langue luxembourgeoise.Nous sommes d’avis que l’école précoce, telle qu’elle est organisée actuellement, ne convient pas du tout aux besoins de la population cible. Comme cette prise en charge suit les horaires scolaires classiques, peu de parents sont à même de s’arranger pour y envoyer leurs enfants. C’est pourquoi nous préférons mettre sur pied une prise en charge à journée continue en développant les maison-relais et les crèches. Là encore, la Ville préfère en assurer l’organisation elle-même au lieu d’en laisser le soin à une organisation comme la Caritas par exemple. Nous avons créé un service spécial pour élaborer un concept avec les maisons. Dès septembre prochain, nous assurerons aussi la restauration nous-mêmes dans trois cuisine. Nous avons embauché 31 employés supplémentaires pour les trois nouveaux services d’accueil.

La gestion et le contrôle de tous ces projets coûtent énormément d’argent.Ces domaines appartiennent aux pri­orités politiques de la commune, il faut qu’elle l’assume ! Plus de trente pour cent du prochain budget pluriannuel seront consacrés aux domaines de l’école et la prise en charge à journée continue. Nous travaillons aussi à la réalisation du plan communal jeunesse avec l’embauche prochaine d’une personne qui sera en charge de ces questions. Il faudra notamment atteindre les jeunes que nous n’arrivons pas à cibler parce qu’ils ne sont pas affiliés dans les réseaux et clubs traditionnels et préfèrent se rencontrer de manière informelle dans des lieux publics. Depuis janvier, nous avons fait beaucoup d’efforts dans le domaine de la prévention de la violence aussi bien dans les écoles qu’en dehors.

L’encadrement des jeunes et des enfants devient nécessaire, maintenant qu’ils sont en vacances.Oui, dès l’année prochaine, il faudra assurer une prise en charge dès le matin et pendant toutes les vacances scolaires. Nous commencerons par les vacances de carnaval. D’ailleurs, le nombre des inscriptions est aussi un indice qui montre l’évolution du phénomène de pauvreté : de moins en moins de parents peuvent se permettre de partir en vacances et doivent solliciter les services d’activités et de loisirs de la commune pour occuper leurs enfants. Triste constat. 

anne heniqui
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