Les temps du cachot existent toujours

Société de surveillance

d'Lëtzebuerger Land du 17.02.2000

Du temps du cachot, l'enfermement avait pour but d'enfermer, de priver de lumière et de cacher l'individu qui n'avait pas respecté les règles de la société ou plutôt celles des seigneurs, le plus souvent d'ailleurs en attendant que lui soit infligée sa peine, à savoir le supplice ou l'exécution. La finalité de la prison moderne est par contre la « resocialisation » du condamné.

La prison reste la fondation d'une société disciplinaire. Elle permet de quadriller le déviant, de le contrôler, de le dresser, de redresser son âme. Mais surtout, par son incarcération, elle permet de le « sortir » de la société au sein de laquelle il a failli. La durée de cette mise au ban de la société est proportionnelle à la gravité des faits commis. Indépendamment de la resocialisation, l'idée de punition reste présente et même, prime toujours. Quel serait l'intérêt de resocialiser un individu condamné à perpétuité, sachant qu'il va finir ses jours en prison ?

La prison est toujours, que ce soit dans le but de punir ou de « raisonner », synonyme de privation de liberté. La perte de la liberté d'autonomie ôte au prisonnier un des principaux bénéfices de son existence, ce qui favorise sa tendance vers l'agression - envers des co-détenus ou envers soi-même. Or, par son incarcération, l'individu est placé sous la garde des autorités publiques qui doivent dès lors garantir son intégrité mentale et physique. Tout compte fait, l'encadrement psycho-social ainsi que les conditions de détention en général devraient donc logiquement constituer une priorité dans le milieu carcéral. 

La politique pénologique avait suscité un premier débat de société au Luxembourg, lorsque le Parti chrétien-social et le Luxemburger Wort, milieu des années 70, étouffaient brutalement le projet du ministre socialiste de la Justice, Robert Krieps, d'humaniser les conditions d'incarcération. Une diabolisation extrême des délinquants ainsi que la comparaison du nouveau centre pénitentiaire avec un hôtel de luxe eurent raison des velléités gouvernementales de l'époque. Depuis, le Luxembourg est constamment en retard d'au moins une guerre en ce qui concerne la politique des prisons. La négligence, l'indifférence voire la mauvaise foi des décideurs politiques ont fait le reste - à l'image de la direction de la prison, restée vacante pendant plusieurs années après que le gouvernement ait soutenu jusqu'au point de non retour un directeur faisant fonction dont le bilan fut, dès son entrée en fonction, désastreux.

L'élargissement de l'enceinte du Centre pénitentiaire de Schrassig était perçu, voici quelques années, comme la solution miracle. Un raccourci compréhensible, l'origine de la plupart des problèmes qui se posaient alors à Schrassig résidaient dans la surpopulation de la prison. Or, le concept pénologique n'a jamais été considéré dans son intégralité. Ainsi, le gouvernement avait présenté, en 1995, un projet de loi qui prévoyait la création d'une section médicale, devant répondre aux besoins élémentaires en matière de santé physique et mentale (vingt lits pour les soins médicaux généraux, vingt lits pour les soins psychiatriques, une section thérapeutique pour toxicomanes de huit lits) dans l'enceinte de la prison. Or, une année plus tard, le projet de loi portant sur la deuxième extension du Centre pénitentiaire ne mentionnait nulle part la section médicale en question. L'unité médicale n'existe toujours que sur le papier, alors que, pour ne mentionner qu'une catégorie de prisonniers ayant besoin d'un suivi médical, le médecin traitant de la prison estime la part des prisonniers psychotiques à quelque vingt pour cent.

Le volet médical avait d'ailleurs fait l'objet de multiples interrogations s'il fallait l'intégrer complètement au sein de l'établissement pénitentiaire ou s'il valait mieux prévoir l'unité psychiatrique auprès du Centre neuropsychiatrique de l'État (CNPE) à Ettelbrück. Aussi bien le « rapport Bernheim » concernant le volet psycho-social des conditions de détention - un rapport qui n'a d'ailleurs toujours pas été rendu public - que les avis respectifs du délégué du procureur général d'État pour la direction générale des établissements pénitentiaires et du Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (CPT) préconisaient de prévoir ces services en-dehors des murs de l'enceinte carcérale. La volonté du ministère de la Justice ainsi que le plan hospitalier - en ce qu'il concerne le CNPE - ont eu raison de cette initiative.

Lors d'une récente table-ronde, le ministre de la Santé a d'ailleurs fait savoir que la création d'une section thérapeutique pour toxicomanes à Schrassig ne figurait pas parmi les priorités actuelles du gouvernement. Pour l'instant, parmi les 327 détenus à Schrassig, dont 18 femmes, soixante pour cent sont considérés comme étant des toxicomanes. Alors que le Parlement essaie, après maintes tentatives, de réviser l'approche législative envers la toxicomanie en considérant le toxicomane davantage comme un malade qu'un criminel, la prison devra, pour l'instant, rester en-dehors de ce processus.

La drogue constitue d'ailleurs un des principaux fléaux dans l'enceinte carcérale. Le directeur du Centre pénitentiaire de Schrassig estime que chaque année, environ deux kilos d'héroïne pure sont introduites au sein de la prison. Il n'est pas rare que lors de leur procès devant la chambre correctionnelle, des prévenus font rapport du trafic de drogues à Schrassig, où il serait parfois plus facile et moins cher de se procurer des stupéfiants qu'à l'extérieur. Mais le directeur de la prison a dû batailler ferme pour que le ministère lui accorde le budget pour l'installation d'un détecteur de drogues.

En juin 1996, deux lois étaient votées : l'une portant réorganisation de l'administration des établissements pénitentiaires, l'autre concernant l'extension de la prison. Si la première loi allait dans le sens d'une certaine humanisation, voire libéralisation de l'exécution pénale, les textes relatifs à l'extension étaient marqués par un caractère répressif. Il est ainsi question de renforcer la sécurité du complexe pénitentiaire vers l'extérieur en réinstallant des grillages aux fenêtres et en prévoyant une « clôture nettement plus efficace » pour éviter les évasions. Lors d'une entrevue avec le ministre de la Justice, la commission juridique du Parlement avait toutefois noté, en vain, qu'une « amélioration du dispositif de sécurité vers l'extérieur augmente le risque de problèmes à l'intérieur de la prison ».

Au sein de l'enceinte de Schrassig se côtoient plusieurs sortes de « détenus ». Il y a ceux qui se trouvent en détention préventive, il y a les condamnés à de longues, moyennes et courtes peines, il y a les mineurs, il y a les « mis à disposition du gouvernement », il y a des hommes, il y a des femmes. Aucune structure ne permet de rendre compte de ces différentes catégories de prisonniers qui sont, pour plusieurs d'entre elles, détenues pêle-mêle, au même régime. Ce qui avait valu au Grand-Duché d'être sévèrement épinglé par le CPT, notamment en ce qui concerne le placement des mineurs à Schrassig sans qu'il n'y existe une infrastructure ou un encadrement adéquats (voir d'Lëtzebuerger Land du 27 novembre 1997). Les recommandations du CPT pour pallier à cette entrave aux droits de l'Homme n'existent toujours que sur le papier, le problème persiste tel quel - au grand dam d'ailleurs du délégué du Procureur général et du directeur du Centre pénitentiaire de Schrassig.

L'habitude d'incarcérer des personnes « mises à disposition du gouvernement », c'est-à-dire en attente d'être expulsé du territoire luxembourgeois, a été douloureusement rappelée par le suicide d'Odile Mpo-Luana, le 18 décembre 1999. La ressortissante congolaise s'était donné la mort après avoir été interceptée par les forces de l'ordre et placée à Schrassig en attendant son expulsion vers la Belgique. Déjà en 1992, le Conseil d'État avait tancé le gouvernement parce qu'il appliquait le même régime de détention envers ces personnes qu'envers les personnes condamnées à des peines de prison : « Il n'est pas concevable de placer les étrangers en question systématiquement parmi les délinquants. » Le gouvernement ne semble en avoir cure, considérant qu'il « a estimé que le nombre réduit - maximum quinze personnes - des personnes concernées ne justifiait pas la construction d'un centre de rétention autonome ». En d'autres termes, que valent pour le gouvernement luxembourgeois quinze étrangers qui, de toute façon, seront expulsés ? Surtout que ces personnes sont implicitement considérées comme des délinquants par le ministre de la Justice, qui estimait, en réponse à une question parlementaire de la député verte Renée Wagener qu'« aucune alternative valable n'a été trouvée à ce jour qui assure que ces personnes ne prennent la fuite en attendant leur éloignement ». En 1999, le Tribunal administratif a donné par deux fois raison à des personnes « mises à disposition » qui avaient introduit un recours contre leur incarcération.

Les problèmes spécifiques à l'univers carcéral, qu'ils trouvent leur origine dans des décisions politiques, administratives ou qu'ils soient la résultante de la sociologie interne d'une prison, sont innombrables, mais chacun a son importance. C'est pourquoi le débat autour de la politique pénologique ne doit plus, comme jusqu'à présent, être mené sur des points précis et parfois isolés, mais dans sa conception globale. Cela commence par une politique pénale répressive, à l'image des délits pour stupéfiants. Les textes pénaux en cette matière étant particulièrement discrétionnaires, quelque soixante pour cent des prisonniers se trouvent en prison pour infraction à la législation sur les stupéfiants. La surpopulation de la prison trouve ainsi son origine aussi dans la conception législative des ainsi nommés problèmes de société. Simultanément, le recours excessif à la prison peut mettre en péril la société, étant donné qu'une frange de celle-ci se retrouve davantage exposée à l'emprisonnement. Il s'agit de personnes qui sont socialement et matériellement moins bien loties que la moyenne et pour lesquelles la prison devient une partie intégrante de leur univers social. Or, la prison est une partie intégrante de la société entière, seule la perception change.

À l'intérieur de la prison, une autre forme de société se crée. Elle comprend les prisonniers, les gardiens, les assistants sociaux qui tous forment un ensemble. Actuellement, 

les revendications des différents groupes - que ce soient les gardiens, le personnel en charge de l'encadrement social ou les prisonniers eux-mêmes - divergent sur certains points, notamment en ce qui concerne la perception de la prison et, implicitement, sa finalité.

En France, la publication d'un livre, Médecin-chef à la prison de la Santé par Véronique Vasseur, est à l'origine d'un débat de société sur les méthodes carcérales. Le livre ne raconte en fait rien de neuf, mais le déclic a été produit par le fait qu'il s'agit du médecin-chef, personne respectable dans la société, qui accuse. Dans le même ordre d'idées, l'emprisonnement de quelques notables en France, Pierre Botton, Loïc Le Floch-Prigent, Bernard Tapie pour ne citer que ceux-là, et leurs témoignages respectifs de l'univers de la prison, a produit un électro-choc, ramenant la prison dans le monde du réel. Ce retour dans le présent de la prison a provoqué le débat. Au Luxembourg, pour une majorité de gens, la prison ne concerne toujours que les « autres ».

marc gerges
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