Avec Juste la fin du monde, Myriam Muller livre un spectacle exemplaire au Centaure

Rédemption impossible

d'Lëtzebuerger Land vom 17.03.2023

« J’ai adoré », c’est ce qu’on aura livré par trois fois, au téléphone, à une autre personne sortie de la même salle de spectacle. On pourrait s’arrêter là, mais ce serait livide face au travail lumineux qu’a fait Myriam Muller sur cette pièce majeure du répertoire de Jean-Luc Lagarce. Déjà élevée au firmament par des metteurs en scène tels que François Berreur (2007, MC2) ou Michel Raskine (2008), pour rentrer au répertoire de la Comédie-Française, puis, à un plus large public par le génie du cinéaste canadien Xavier Dolan (2016), Juste la fin du monde est un monument de la littérature dramatique, ce genre de pièces qui font l’objet de fanatisme de la part de puristes vouant culte à l’auteur jusqu’à rougir de colère dès lors qu’on en coupe une ligne, dès lors qu’on change un peu la langue ou l’univers du maître… Mais ceci ne nous intéresse pas vraiment. On aime à penser qu’un texte de théâtre doit être une pâte à modeler, évidemment en toute relativité et avec un grand respect pour celui torturé derrière les lignes couchées… Ce qui nous intéresse ici, c’est l’histoire d’une franche réussite théâtrale, en tous points, de la vision de mise en scène, jusqu’à la sobriété du décor, laissant place nette à une justesse d’interprétation parfaite et une immersion totale dans cette famille, de fait très réelle. Juste la fin du monde de Myriam Muller est l’une des plus belles pièces de cette saison théâtrale luxembourgeoise.

Le talent inné au théâtre, ce truc mystique qu’on associe au don, n’existe pas. Beaucoup vous le diront, ce « talent » émane d’une synergie d’équipe, et non de l’individualité. Un spectacle se fait à plusieurs, à beaucoup même, et parfois, la combinaison prend. Comme de la chimie, de la cuisine, une savante mixologie faisant goûter bon un cocktail hors de prix, ou comme le big bang… Parfois, tous les ingrédients mêlés provoquent le merveilleux. Et bien ici, Myriam Muller (mise en scène), Eugénie Anselin, Nadine Ledru, Tristan Schotte, Isabelle Sueur, Jules Werner (interprétation), Christian Klein (scénographie et costumes), Emeric Adrian (création vidéo), Michel Zeches (création musicale), et Antoine Colla (création lumières et assistanat), ont réussi le tour de force d’un spectacle exemplaire, et ce tous ensemble.

Jean-Luc Lagarce écrit Juste la fin du monde en 1990, cinq années avant de disparaitre suite aux ravages de la maladie du sida, comme une métaphore de lui face aux siens. Ainsi, Louis, personnage central de la pièce pourrait tant ressembler au dramaturge, lui qui se savait déjà séropositif. Pourtant, il livre là un récit bien plus complexe, celui du retour du « fils prodigue » chez lui. Un sujet déjà abordé par Lagarce auparavant qu’il manie ici par différentes paraboles bibliques entre celle de l’enfant prodigue, mais aussi le mythe de Caïn et d’Abel de la Genèse.

Louis – Tristan Schotte, éclatant de justesse – est un écrivain encensé. De retour dans sa famille des années après avoir quitté le cocon, il est attendu par sa mère – Nadine Ledru, émouvante –, son frère Antoine – Jules Werner, si vrai –, sa belle-sœur Catherine – Isabelle Sueur, très convaincante –, et sa sœur Suzanne – Eugénie Anselin, parfaite –. Là, il reçoit l’accueil qu’il redoutait. L’absence de Louis aura semble-t-il créé tous les maux de ceux de cette famille… Son frère le jalouse plus que jamais, leur complicité évanouie, les souvenirs envers sa sœur se sont perdus, elle qui rêve de cet amour fraternel, sa mère poursuit de le préférer tirant vers l’obsession, quand Catherine tente de jouer les médiatrices dans une colère contenue vis-à-vis de lui. Personne ne sait pourquoi le premier fils est de retour, comme ça, après des années passées. Louis est là pour annoncer qu’il va mourir. Mais sous le poids des tensions familiales ravivées par sa présence, il repartira mutique, gardant son secret. Dans ce bouillon brûlant, il ne trouvera pas la sérénité qu’il cherchait avant de partir pour de bon.

Dans Juste la fin du monde, on parle d’une rédemption impossible et de cette solitude qui germe quand on ne peut plus communiquer avec sa famille, quand tout rapport est vérolé par le passé, la nostalgie, le remord. Et cette impossibilité de communication est au cœur du débat dramaturgique. Les tirades s’enchaînent entre les protagonistes, qui cherchent quel temps verbal à appliquer. Des monologues viennent ponctuer les conversations comme pour s’octroyer la parole, la garder, tout en montrant qu’une phrase ne suffit plus à la compréhension. Le langage utilisé par Lagarce est d’une grande complexité mais aussi d’une grande virtuosité théâtrale, de la pensée – l’émotion presque –, à la formulation de celle-ci. Et le groupe de comédien.ne.s offre ce théâtre à la perfection. Il y a une telle maîtrise de ce langage qu’il permet l’immersion dans l’esprit de chaque personnage, s’en est bouleversant. Et puis, in fine, tout cela nous renvoie à nous-mêmes, et tendrement nous dirige vers une larme glissant doucement au sol.

Muller a fait ici un travail magnifique avec son équipe dans le sens où il ne tient pas à une débauche d’effets, de moyens techniques, de gigantisme scénographique, mais plutôt à une vraie expertise textuelle du langage Lagarcien. Tous et toutes en scène et hors scène ont été au plus juste de ce qu’il fallait faire de cette histoire. Juste la fin du monde par le décidément splendide Centaure, prouve que le théâtre vient aussi du texte, et surtout de la passion mis en œuvre pour le faire entendre..

Godefroy Gordet
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