L’OPL s’est attaqué à Debussy et Tchaïkovski via de Falla

Confrontation Est-Ouest

d'Lëtzebuerger Land du 17.03.2023

On a beau l’avoir écoutée et réécoutée au disque, à la radio, au concert, décryptée et disséquée, la musique du Prélude à l’après-midi d’un faune, illustration sonore très libre du beau poème de Mallarmé, semble toujours venue d’ailleurs. Œuvre prophétique, en ce qu’elle brise les moules classiques, créant ainsi une forme fluide, qui s’invente au fur et à mesure de son développement. Fort d’une direction féline, Gustavo Gimeno, au pupitre de l’Orchestre Philharmonique du Luxembourg, s’y est attaqué, en guise d’ouverture de la soirée du 10 mars dernier, et, d’entrée, il s’y est révélé coloriste inspiré, pour évoquer les langueurs du faune debussyste, affolé par les nymphes, à telles enseignes que le poète lui-même aurait approuvé cet estompage sensuel.

Belle flûte solo, velouté des cordes, justesse des cors, timbres exquis, agogique raffinée : bref, la pâte impressionniste « prend », grâce à un équilibre optimal entre sensibilité et transparence, entre intensité et intériorité. L’exécution dégage une séduction à laquelle la grande salle philharmonique, comme subjuguée, ne demande qu’à succomber. Tous les instrumentistes méritent des louanges, avec une mention spéciale pour la première flûte (Markus Brönnimann), frémissante de lumière diaphane, et dont la merveilleuse sonorité crée d’emblée un climat de sensualité envoûtante.

Mais l’attrait essentiel de ce concert était la présence du pianiste ibérique au tempérament de feu, Javier Perianes, joker des Nuits dans les jardins d’Espagne de son compatriote Manuel de Falla, et ce, même si le piano n’y joue pas le rôle de la grande vedette qui veut s’imposer. Il ne s’oppose pas, en effet, à l’orchestre, qui plante un décor luxuriant et enivrant, diffusant des fragrances capiteuses ; il ne lui tient pas la dragée haute ; mais il se contente de l’accompagner, à la faveur d’une synergie où l’un et l’autre sont fondus dans un tout harmonieux et poétique, aux magnifiques couleurs impressionnistes.

Plus qu’aucune autre partition de Falla, cette musique à la fois rythmique et mystique, dont les thèmes sont basés sur la musique folklorique d’Andalousie, et où la mélancolie et le mystère jouent un rôle capital, dépend beaucoup de l’interprétation qu’on en donne. Qu’à cela ne tienne ! Dès l’incipit orchestral lent, avec ses couleurs sombres figurant les sortilèges de la nuit, Gimeno, en Espagnol pur-sang, impose une ambiance chaude et sensuelle, lui qui déclare avoir « l’impression d’avoir toujours connue » cette pièce, tout en n’ayant « aucun souvenir de l’avoir entendue » (Programme, p. 28). Précédant un Rondo final aux sonorités rutilantes et scintillantes à souhait, le mouvement médian met en exergue un piano très « liquide », illustrant parfaitement les fontaines du Generalife. C’est beau, ça plane, c’est onirique. Aussi le public n’a-t-il pas attendu le bis du soliste, « rab » d’une poésie subtile et pénétrante, pour être sous le charme d’un musicien qui ne se donne pas à moitié. Du grand art fallien ! Tricorne bas, messieurs !

À force de tresser des lauriers aux chefs-d’œuvre précédents, on en viendrait presque à oublier la Symphonie n° 5 de Tchaïkovski, avec laquelle prenait fin un concert haut en couleurs et tout en contrastes. Symphonie qui possède cette plénitude dont dépend son inéluctabilité. Bouleversante méditation d’un homme sur le Destin, « confession musicale », de l’aveu même du compositeur, ce chef-d’œuvre absolu, témoignage à fleur de nerfs d’un lyrisme à la fois exaltant et déchirant, représente non seulement la quintessence de l’art tchaïkovskien, mais un condensé de l’âme russe. Russe, ce psychodrame sonore l’est, en effet, par ses harmonies brutes de décoffrage, ses rythmes décapants, ses couleurs extrêmes, ses sautes d’humeur déton(n)antes, allant du désespoir le plus noir à l’exubérance la plus débridée.

Dans cette symphonie imposante et intimidante (elle compte parmi les plus jouées du répertoire, et elle est sans doute la meilleure du plus occidental des compositeurs russes), Gimeno n’est pas du genre à y perdre pied. Au contraire. On est proprement « soufflé » par sa science de l’orchestre, tant le Director de orquestra y apparaît comme chez lui. Autorité talentueuse, gestuelle impérieuse, énergie impétueuse, équilibre, classe, élégance et aura romantique, bref, le maestro en impose. De plus, l’enthousiasme se lit sur son visage comme, du reste, sur celui de ses musiciens, lesquels, tous pupitres confondus, font preuve d’un engagement qui force le respect et justifie amplement le tonnerre d’applaudissements qui ponctue l’accord final de la glorieuse et grandiose péroraison.

José Voss
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