Cinéma

Fils de lutte

d'Lëtzebuerger Land du 25.05.2018

Dans le cortège de la manifestation, ce slogan s’accroche à d’autres, côtoyant les bannières des multiples syndicats. Ils sont des centaines à battre le pavé. 1 100 exactement. 1 100 travailleuses, travailleurs français qui se battent contre la fermeture de leur usine. BFM est là, évidemment. Le robinet d’information suit, comme les autres chaînes de télé, radio et journaux, la lutte de cette matière ouvrière vouée à disparaître.

Forte tête d’un des syndicats, Laurent Amédéo fait figure de leader. À ses côtés, les grévistes avancent et se prennent les portes en pleine face : de la direction locale, nationale puis du groupe. Celles du tribunal, celles du conseiller social de l’Élysée, celles du directeur du Medef, patron des patrons. De plus en plus fort, parce que personne ne les écoute. La justice ordonne la fin de la grève et valide la fermeture, la direction plaide le jeu du marché international. En face, la dégradation des conditions de vie, des familles en suspens, un sentiment intense de s’être fait tant avoir : il y a deux ans, pour éviter la fermeture, les employés avaient accepté des conditions financières éprouvantes. Le ballet médiatique glane ça et là les secondes symboliques de la lutte, présentant à la société mortifiée une bande de points levés prêts à cogner.

Parce que oui, ça hurle et ça bouscule beaucoup, dans En guerre. Trois ans après La loi du marché, qui avait valu à Vincent Lindon la palme de la meilleure interprétation, le réalisateur Stéphane Brizé revient à Cannes avec l’acteur pour ce portrait d’un conflit devenu un marronnier sur le marché de l’information. Continental, Arcelor-Mittal, Air France : les images de révolte, parfois violentes, sont montrées de façon à signifier la perte de contrôle, l’échec de la négociation. Ce sont celles que l’on garde en tête, dupliquées à l’infini.

Cette responsabilité des médias, Brizé la pointe dès la séquence d’ouverture, à travers le filtre du journal télévisé. Clairement, il s’agit pour lui de remonter à la source de cette image, de montrer les étapes de la lutte. Xavier Mathieu, ancien « Conti », du nom donné à ceux qui se sont opposés à la fermeture de l’usine de pneus Continental, a participé au scénario, comme certains avocats, juristes ou autres conseillers spécialistes du vocable et des procédures de licenciement. Car avant les corps rebelles médiatiques, il y a la rhétorique, cruellement opposée, des deux camps. Le réalisateur prend bien soin de faire employer au patronat des termes vulgarisés mais exacts, des solutions économiquement valables, mais humainement irresponsables. Les langues sont étrangères l’une à l’autre et inexorablement, le « dialogue social », formule consacrée, se vide de son sens, usé par une mécanique à sens unique.

Là où la parole donnée aux employés est entremêlée de cris, à l’arrière plan brouillon, les caméras de télé choisissent le cadre feutré des bureaux pour filmer des dirigeant/es en costumes bien repassés. Celle de Brizé, et Eric Dumont, de son chef-op depuis La loi du marché, préfère l’arrière-plan, multiplie les amorces pour renforcer cette omniprésence du collectif, navigue au sein des piquets de grève, des manifs et des rencontres qui n’aboutissent pas. Vincent Lindon emmène fougueusement le reste de la bande incarnée par des acteurs non-professionnels complètement habités par l’engagement et la détermination de leurs personnages.

Remarqué, mais non récompensé au palmarès de la compétition cannoise, En guerre est un film nécessaire, essentiel et ultra-maîtrisé, jamais complaisant, jusqu’à cette fin d’une cruauté glaçante.

Marylène Andrin-Grotz
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