Art contemporain et engagement politique

Une autre idée de la ville

d'Lëtzebuerger Land vom 22.05.2015

Volare Dimanche soir, il a volé ! Après quatorze heures de voyage, trois jours sans sommeil et 48 heures de travail d’arrache-pied, Nikola Uzunovski a réussi à faire décoller son modèle d’un objet volant dans le parc d’Isola Pepe Verde, à Milan. L’artiste macédonien qui vit et travaille en Thaïlande, a tenu à être là pour la fête des deux ans du parc autogéré par un collectif d’artistes et d’activistes, autour des Luxembourgeois Bert Theis et Mariette Schiltz. Ils sont proches depuis des années, Nikola a déjà collaboré à des projets à la Stecca, usine occupée par les mêmes artistes et activistes entre 2001 et 2007, juste en face. Celui qui représenta officiellement son pays à la biennale de Venise de 2009 avec un soleil artificiel portable (My Sunshine), partage avec Bert Theis la croyance en l’utopie, la passion pour l’engagement politico-social et celle de voler. Le modèle réalisé le week-end dernier dans le parc servira aussi de prototype pour produire une véritable montgolfière pouvant transporter au moins une personne et ayant un diamètre de trente mètres. Cet objet volant non identifié sera produit avec les ouvriers en lutte de Rimaflow, usine occupée depuis 2012, également à Milan, et qui participent à cette fête.

Gentrification Le parc d’Isola Pepe Verde se tapit le long des rails qui mènent vers la gare Garibaldi, à l’ombre désormais des très grandes tours construites par des architectes de renom : IM Pei, César Pelli et Stefano Boeri. Dont les tours d’habitations Bosco Verticale, pour les arbres qui poussent sur les terrasses, ont été plusieurs fois récompensées par des prix d’architecture innovante. Le soir, pourtant, elles restent noires, personne ne semble y habiter. Ces tours de luxe sont le symbole de l’échec de la lutte qui a opposé pendant presque une décennie les habitants du quartier, aidés par des activistes et artistes du monde entier, pour leur espace vert public aux investisseurs à l’appétit foncier gargantuesque, ces derniers soutenus par la commune de Milan. Sur le site web des architectes, le projet de réaménager cet ancien quartier ouvrier, votant à gauche et ayant résisté jadis à Mussolini, s’appelle « renouvellement urbain Porta Nuova ». Pour les habitants pourtant, il s’agit d’une pure spéculation immobilière qui chasse les classes populaires en s’appropriant les terres qu’elles habitaient et en les revendant au prix fort.

Sur place, dans le quartier, on se sent comme à La Villette à Paris, au Kirchberg à ses débuts ou à Belval encore aujourd’hui : ça a l’air d’une ville, ça fait beaucoup d’efforts pour créer de la vie quotidienne, mais en réalité tout est tellement planifié, tellement aseptisé, contrôlé, qu’on ne peut s’y sentir à l’aise. Ce sentiment est le plus désagréable dans le complexe bureaux/commerces de César Pelli, où, malgré les fontaines dansantes et les terrasses au soleil, on se sent comme dans Inception de Christopher Nolan plutôt que dans la réalité. Des magasins des grandes chaînes du luxe bordent la place et la sonorisation joue Les quatre saisons de Vivaldi à pleins tubes jusque dans le moindre recoin, de sorte qu’on n’a plus qu’une seule envie, c’est de prendre la fuite au plus vite. Et se réfugier quelque part où il y ait une histoire, des vraies gens, des pigeons qui chient et des mauvaises herbes.

Les tours « écologiques » de Stefano Boeri – qui, soit dit en passant, ne sont pas si écologiques que ça, comme les arbres doivent être constamment arrosés – trônent sur le site de l’ancienne Stecca, l’usine d’équipements électroniques, qui y avait été érigée en 1899 et qui y fonctionnait jusqu’au milieu des années 1960. Les artistes et activistes, voyant le quartier se dégrader, l’occupèrent dès 2001. Commença alors une lutte politique et juridique, amplifiée par des actions artistiques, expositions et événements, fortement médiatisées et suivies par le monde de l’art. Après « l’esthétique relationnelle » de Nicolas Bourriaud ou le concept du site specific art, Bert Theis y développa, avec des historiens et théoriciens d’art, le concept de fight specific art, un art relatif à la lutte. Mais chaque avancée, chaque petite victoire devant un conseil communal ou un tribunal se solda par un contrecoup devant une autre instance, au plus tard devant le Conseil d’État à Rome. Les occupants ont été évincés de la Stecca en avril 2007. « Nous avons alors trouvé que ça ne servait à rien de s’acharner », constate Bert Theis, avec le recul. Le collectif Isola Art Center et ceux qui l’avaient rejoint, habitants du quartier, parents d’élèves, anciens résistants, ont alors abandonné la lutte.

Réhabiliter la friche Mais ce n’était que pour mieux rebondir ailleurs. À deux encablures de la Stecca, Via Pepe, les activistes trouvent un lopin de terre, quelques ares seulement, qui appartient à la Ville. Dessus se trouvent un petit hangar ayant appartenu à un artisan, un parking sauvage et un bout de prairie. Ils obtiennent l’accord de s’y installer. « On n’a pas dit qu’on allait l’occuper, mais qu’on allait en prendre soin », précise Bert Theis dans un sourire. La Ville leur donne son accord, sous condition qu’ils ne fassent pas d’aménagements structurels. En quelques mois, le site est nettoyé, des fleurs, arbustes et légumes poussent dans des bacs improvisés, l’ambiance y est bon enfant. « Les gens du quartier n’ont pas tous les moyens de partir en week-end, alors ils sont contents de venir y passer leurs journées », explique Bert Theis. Dimanche, pour le deuxième anniversaire de ce jardin artistico-communautaire, les bénévoles préparaient de la paëlla ou de la pasta al pomodoro, les ouvriers de Rimaflow et les graphistes offraient leurs produits à la vente, les parents venaient jouer avec leurs gamins ou les artistes terminaient des œuvres.

« Ce projet, ici, est quelque chose d’extrêmement inclusif, affirme Sara Marchesi, je suis très fière d’y participer. » À 25 ans, elle a un bachelor en architecture en poche et est actuellement en deuxième année de master en arts plastiques à la Naba, l’académie privée de Milan où enseigne également Bert Theis. Sara écrit son mémoire de master sur « L’espace politique de l’Utopie » et est constamment en lutte, à la recherche de comment transgresser les règles du capitalisme. Se définissant aussi comme activiste politique, elle a participé aux manifestations du 1er mai contre l’Expo de Milan et a pu constater que les gens normaux avaient du mal à s’identifier avec eux. Mais ici, au parc du Pepe Verde, dit-elle, « les gens viennent, cet espace vert correspond à un besoin réel. »

Espace de liberté « Je suis ici parce que je défends ma liberté d’expression – un bien extrêmement menacé en Italie face au pouvoir des grandes multinationales ! » Quand Antonio Cipriani parle, ses yeux sont tristes. À 57 ans, il a non seulement perdu son emploi – journaliste d’investigation et auteur de plusieurs livres, il fut entre autres rédacteur en chef du journal de gauche L’Unità, fondé par Antonio Gramsci, qui a cessé de paraître en 2014 –, mais aussi sa maison. Il a dû la vendre pour financer sa défense dans 34 procès qui ont été intenté contre lui suite à des articles dénonçant des pratiques mafieuses. Mais Antonio Cipriani ne se laisse pas abattre et continue à faire son travail de journaliste, notamment sur le site globalist.it, dont il est le cofondateur. Il y suit notamment les activités d’Isola Pepe Verde et de Bert Theis – le site vient de publier une critique de son exposition Aggloville à Turin.

Utopie concrète Dès ses débuts, le projet Isola a mélangé les moyens politiques et les moyens artistiques, a fait entrer l’un de ces univers dans l’autre. Et ironiquement, c’est en participant au projet Utopian Pulse, à la Secession de Vienne, en automne dernier, et qui réunissait des projets de résistance avec les moyens de l’art, que les Milanais ont découvert l’activisme d’autres Milanais. Oliver Ressler, qui y présenta le film Occupy, Resist, Produce, documentaire d’une demie-heure qu’il a réalisé avec Dario Azzellini sur l’usine occupée Rimaflow à Milan, recommanda à Bert Theis d’aller rencontrer ces ouvriers en lutte. L’entente fut immédiate. « C’est génial de travailler avec eux, dit Bert Theis. Ils sont très créatifs dans leur domaine. Et ce qui est intéressant, c’est que leur projet est une utopie concrète. »

Rimaflow est une émanation de Maflow, une usine de climatisations pour voitures qui, de mauvaise gestion en reventes spéculatives, a été démantelée, les machines et le travail délocalisés en Pologne, laissant sur le carreau quelque 330 personnes, sans emploi. Après des années de lutte syndicale, manifestations et occupations du site, un dernier noyau dur de combattants a décidé de prendre possession des lieux. Luca Federici, la trentaine à peine entamée, en fait partie. Il a rejoint les équipes en lutte vers la fin, en 2012. « Le projet Rimaflow répond à deux crises de notre temps, affirme-t-il. Il y a la crise écologique, voilà pourquoi nous assainissons le site et voulons le convertir dans une production écologique. Et il y a la crise économique, à laquelle nous répondons en maintenant le travail sur le territoire de notre quartier. » Pour le moment, le propriétaire du site, une banque, les laisse faire, ils font entrer les habitants du quartier avec des marchés réguliers par exemple, recyclent et transforment des objets de la société de consommation. Isola a décidé de joindre ses forces à celles de Rimaflow, en décembre dernier, Bert Theis et Mariette Schiltz organisèrent une action de solidarité avec des artistes luxembourgeois au Circolo Curiel afin de collecter des fonds. D’autres collaborations sont en projet. Comme la montgolfière de Uzunovski, qui serait réalisée à l’usine et avec les ouvriers de Rimaflow.

Le livre Fight Specific Isola – Art, architecture, activism and the future of the city paru en 2013 chez Archive Books Berlin, sous la responsabilité éditoriale de Antonio Brizioli, Paolo Caffoni, Chiara Figone, Steve Piccolo, Mariette Schiltz et Bert Theis, revient sur les quinze ans de lutte du collectif Isola Art Center ; ISBN 978-3943620016.
josée hansen
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