Quelques jours après les déconfitures de Silicon Valley Bank et Credit suisse, les opérateurs financiers luxembourgeois observent avec anxiété l’équilibre précaire de la confiance en les marchés

No risk, no bank

d'Lëtzebuerger Land vom 24.03.2023

Le spectre d’une nouvelle crise financière plane. « Die Angst vor einer neuen Finanzkrise », le chef de la rubrique Wirtschaft du Wort s’interroge ce mardi dans son éditorial sur un éventuel effet domino au Luxembourg après les effondrements d’institutions bancaires de ces derniers jours. Silicon Valley Bank (SVB), Signature Bank, Credit Suisse… le degré de proximité avec le Grand-Duché varie. Seul le groupe helvétique opère une filiale au Luxembourg. Le sort de ses 370 salariés inquiète évidemment puisqu’il y aura des doublons avec UBS Luxembourg qui le rachète. Mais c’est le destin économique du pays qui préoccupe davantage puisque « la place » compte directement pour un tiers des richesses nationales. Une propagation pandémique de la défiance qui a touché les institutions précédemment citées renverrait, craint-on, le Grand-Duché à l’ère agricole.

Le moment rappelle la faillite de Lehman Brothers, le lundi 15 septembre 2008. Le lendemain, la presse locale s’est montrée alarmiste. Les éditorialistes ont parlé de « lundi noir », en écho à la crise de 1929. Les marchés ont dévissé. L’on a su le même jour que les groupes belges KBC, Dexia et Fortis étaient exposés à la banque américaine faillie. Des risques de conséquences sur leurs filiales locales, KBL, BIL et BGL, étaient élevés. Pourtant, du côté des autorités bancaires, la méthode Coué a prévalu. « Je ne vois pas d’impact direct sur la place financière du Luxembourg. Par contre la tendance radicalement baissière des bourses est une mauvaise nouvelle pour l’ensemble de la planète financière, les banques et leurs clients », avait expliqué le directeur général de l’ABBL, Jean-Jacques Rommes, au Quotidien le 17 septembre. Le 18, le directeur général de Dexia BIL, Frank Wagener, affirmait au Wort que sa banque avait « bien résisté ». « Wir raten unseren Kunden, die in Aktien investiert haben, nicht zu verkaufen, weil wir davon ausgehen, dass die Situation vorübergehend und außergewöhnlich ist », disait-il. Ou encore : « Muss man sich Sorgen um den Finanzplatz machen? Ich denke nicht. Die Banken hier sind insgesamt gesund, sie sind zudem breit aufgestellt und nicht auf Investmentbanking oder Spekulationsgeschäfte ausgerichtet. »

Côté politique, la parole du Premier ministre, ministre des Finances et président de l’eurogroupe prévalait. Jean-Claude Juncker informait de risques de conséquences indirectes : « Die Luxemburger müssen wissen, nichts ist mehr, wie es war », puis prévenait que le « vrai problème » était « celui de la confiance ». L’oncle Sam avait laissé tombé les frères Lehman. L’aléa moral too big to fail alimenté encore l’année précédente pour sauver Fannie Mae et Freddie Mac n’était plus. En tout cas outre-atlantique. Ici, entre les 26 et 30 septembre, le gouvernement intervenait aux côtés de ses voisins pour sauver les soldats Dexia et Fortis. « Ich schlafe jetzt besser », confiait finalement Carlo Thill dans Tageblatt le 30 septembre. La journaliste relevait que la semaine précédente, Fortis présentait un ratio de liquidité supérieur à ce que prévoyait la loi et interrogeait le directeur de l’établissement sur ce qui s’était produit : « Il y a une crise de confiance, et pas seulement chez les actionnaires, qui ont vendu. Les épargnants aussi ont perdu confiance », répondait Carlo Thill.

« Kann abends gut schlafen », témoigne ce mardi au même quotidien eschois le responsable de la régulation bancaire à la CSSF, Claude Wampach. Pour le régulateur, une crise de confiance se diffuse aujourd’hui, comme en 2008. Mais il y aurait plus de transparence et moins de produits toxiques en circulation. Les crédits pourris repackagés, dits subprimes, avaient pollué les circuits financiers dans les années 2000 après l’effondrement de l’immobilier américain consécutif au retournement de la politique monétaire de la Federal Reserve en réponse à l’inflation. D’aucuns jugent cette semaine que la crise traversée dépasse le seul cadre micro des SVB et Credit suisse, comme certains banquiers centraux, par exemple le Français François Villeroy de Galhau, voudraient le laisser penser. « D’abord des petites banques américaines, mal gérées, trop peu diversifiées, mal surveillées. Puis Credit Suisse, une institution systémique qui serait la banque de l’argent sale. Tout ça n’est pas totalement faux », estime l’économiste Jezabel Couppey-Soubeyran. Au Land, l’auteure de Blablabanque sur la rhétorique bancaire après la crise des subprimes, voit les difficultés du moment comme un « problème macro » de retournement du cycle financier lié à la politique monétaire. Les bilans des banques se sont hypertrophiés après 2008 avec l’injection, par les banques centrales, de capitaux dans les circuits financiers et des politiques de taux extrêmement (voire anormalement) bas. « Les risques se prennent quand les bilans sont gorgés de liquidités. La bulle immobilière a gonflé. La dette a augmenté alors qu’elle aurait dû baisser », constate la maître de conférence à Panthéon-Sorbonne. L’augmentation des taux de ces derniers mois dévalorise les actifs détenus en banques et certaines d’entre elles peinent à se refinancer. Comme Fortis et Dexia en 2008. Comme SVB ou Credit Suisse en 2023. Les institutionnels, pompiers des marchés financiers, prétendent que la régulation européenne est bien plus résiliente que sa contrepartie américaine. À contre-courant, Jezabel Couppey-Soubeyran estime que la régulation européenne, si elle s’est développée dans le bon sens depuis les subprimes (avec des ratios de solvabilité plus élevés ou plus d’exigences de liquidités), s’est surtout complexifiée. Or, « la complexité permet aux banques d’entrer dans les failles » et ces failles menaceraient la stabilité.

Les agences d’informations financières préviennent que des de problèmes de liquidité pourraient apparaître dans les prochains jours ou prochaines semaines. « Il s’agit d’un risque-clé caché sous la surface pour le secteur bancaire, car un certain nombre de banques ont actuellement des pertes non réalisées sur leurs portefeuilles de titres, en raison de l’environnement de taux en hausse », écrit Morningstar cette semaine. Les prochains dix jours seront décisifs. « Il n’y a pas de crise fondamentale », estime le professeur de finance à l’Uni.lu, Christos Koulovatianos, « mais une crise de compréhension des problèmes ». Les valeurs bancaires ont été foudroyées sur les marchés boursiers ces derniers jours. Mais il s’agirait d’un vent de panique, un mouvement de défiance. « Les actionnaires ne veulent pas être les derniers dans la pièce pour éteindre la lumière », explique l’économiste. Quand l’un vend, l’autre l’imite. Or, « on n’a pas de cadavre dans le placard, pas d’actifs toxiques. On le sait grâce aux tests », explique le professeur Koulovatianos, tout en regrettant l’absence de science « capable de gérer les attentes des marchés ». « Car si les marchés décident de ne plus faire confiance au système, celui-ci s’écroule », renchérit-il. Le terme confiance revenait régulièrement dans la presse à l’automne 2008.

Mais comment faire confiance ? Les derniers tests publiés par l’EBA (autorité bancaire européenne) sur les banques luxembourgeoises remontent à 2014. Les établissements de crédit nationaux surveillés directement par la Banque centrale européenne (BCE) ou les autres banques non systémiques subissent régulièrement des stress tests, par exemple lors de la visite annuelle du Fonds monétaire international (FMI), mais les résultats ne sont pas publiés. Claude Wampach confie que la publicité des résultats fait l’objet d’une « discussion » à chaque test de l’EBA. « Les stress tests sont avant tout une information pour les autorités », dit-il, car les scénarios, les mêmes pour tous, ne tiendraient pas compte des spécificités des banques, de leur modèle d’affaires ou de leur marché. Face au Land, l’experte en matière de stress test à l’Université de Luxembourg, Diane Pierret explique que les États-Unis ont une expérience bien établie du pass or fail, abandonnée par les Européens. En 2009, en cas d’échec au stress test, la Fed s’est même érigée en instance de recapitalisation en dernier ressort. Cela ne s’est pas produit mais l’assurance a procuré de la stabilité au sortir de la crise. En Union européenne, la dimension politique empêche tout engagement de ce type. L’hétérogénéité des marchés et les différents degrés d’orthodoxie financière (par rapport à l’endettement public ou privé) émasculent les tests et obstruent les promesses de bail out.

L’on sait que les banques de détail locales sont hyper exposées au marché immobilier. Lors de ses dernières conclusions le 10 mars, le FMI félicitait le régulateur pour avoir agi sur la résilience des banques luxembourgeoises et d’avoir jugulé leurs « vulnérabilités, particulièrement dans le secteur immobilier ». « That said, continued prudent provisioning should be encouraged. In addition to the LTV (loan to value, ndlr) measures currently in place, to further improve the risk profile of new loans, the macroprudential authorities should consider introducing income-based limits », conseillent les émissaires de l’organisation basée à Washington. En attendant, il faut croire le régulateur sur parole. « Oui, les banques luxembourgeoises sont safe eu égard au contexte actuel. Elles sont suffisamment capitalisées pour encaisser de sérieux chocs et des décotes de l’immobilier », assure Claude Wampach au Land. « Bien sûr, et vous le voyez dans le cas de Credit suisse, ce n’est pas l’autorité de contrôle qui a le dernier mot. Parce que si les marchés estiment qu’une banque n’est plus digne de confiance, si ses clients enlèvent leurs dépôts brusquement, la banque est morte, peu importe sa situation en termes de fondamentaux », assène-t-il. Zéro risque signifierait zéro banque.

« Anything you say can and will be used against you ». La doctrine Miranda s’applique à la finance. Dans un contexte de volatilité, la communication institutionnelle est « délicate », affirme Claude Wampach. Le cas échéant, « on peut vous répondre "mais attendez, quand ça va bien vous n’intervenez pas pour dire que tout va bien !" ». A contrario, le silence peut être interprété comme une volonté de cacher un problème. Cela dépend du type de client et du type d’institution. Aux investisseurs, on va demander de « rester investi », comme Banque de Luxembourg la semaine dernière dans un courrier où elle explique qu’elle n’est pas exposée à SVB et que son profil de clientèle est diversifié. Les banques de détail se sont en général abstenu.

Pierre Sorlut
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