Visites d’atelier (4)

Robert Frankle : l’intime, le lieu et l’histoire

d'Lëtzebuerger Land du 25.08.2017

Curiosité de départ. Il est possible en découvrant l’œuvre d’un artiste de se surprendre à essayer d’imaginer sa vie (son atelier) ; autrement-dit de vouloir comprendre le processus poïétique – le comment de la création – de son œuvre. Notamment quand le champ dans lequel se déploie l’œuvre de l’artiste en question est celui de l’intime – le sceau du secret personnel. Question première : Faut-il connaître les secrets de la création artistique afin de mieux pouvoir la comprendre et l’apprécier ? Et, paradoxe, l’art de l’intime expose ce qui révèle du caché et, tout en dévoilant, il produit une opacité nouvelle – celle-là même qui permet la révélation.

Histoire. Robert Frankle habite une petite ruelle dans le Grund depuis plus de vingt ans. Sur le chemin pour y arriver, la Ville de Luxembourg apparaît déjà à travers les yeux de l’artiste d’origine californienne : un Nord-Américain va en effet immédiatement apprécier la profondeur de l’histoire européenne, la beauté du passage du temps – les traces, dont l’absence est flagrante de l’autre côté de l’Atlantique. Chez Robert Frankle, la passion de l’histoire se traduit également en fascination et courage de se confronter au poids de l’histoire de l’art : il partage ainsi sa vie entre le Luxembourg et Venise. Notre rencontre a lieu au Luxembourg. L’appartement donne sur une pièce ample et très lumineuse, presque tout y est blanc, sauf la grande bibliothèque qui occupe un mur entier et qui est peuplée – en doubles rangées – de livres. L’atelier de l’artiste, ce sont d’abord ses livres. Au fur et à mesure de notre discussion ils s’empilent sur la table basse. Références et inspirations : de Jean-Paul Sartre à l’anthropologie culturelle d’Edward T. Hall, à l’histoire internationale de la littérature, plutôt humaniste ; et aux catalogues d’expositions. Notamment celui de la Documenta IX (1992) qui, la découvrant en passant à Kassel par hasard, déclencha chez Robert Frankle la nécessité – et la décision – de devenir artiste. Nous parlons d’Anthro / Socio (1991) l’œuvre de Bruce Nauman qui précisément suscita cette décision de vie. Il évoque Jan Hoet, directeur artistique de cette Documenta marquante dans l’histoire de l’art : « Il l’a construite autour de l’œuvre de Nauman : basée sur le corps et parce qu’il ‘nous apprend à traiter du désespoir, comment le traverser, tout en trouvant une compensation pour le nihilisme’ ».

Autofiction. Le néologisme créé par l’écrivain et critique littéraire Serge Doubrovsky en 1977, met en exergue le lien ambigu entre les notions de « soi-même » et de fiction. Il est, sans qu’il ne soit évoqué, le fil conducteur de notre échange avec l’artiste. Dans son travail, c’est le plus intérieur de la vie personnelle qui devient en effet l’objet de l’exhibition par le truchement de l’acte artistique qui brouille les limites. Robert Frankle puise dans ce grand perturbateur du réel qu’est l’intime pour créer son œuvre qui s’exprime ensuite à travers une mise en scène extrêmement maîtrisée de cette invention artistique au sein même du quotidien. Nous avons notamment pu le découvrir à Dudelange lors de son exposition Divieto di Abbandono _ L’abbandono e il deposito incontrollati di rifiuti sul suolo e nel suolo sono vietati1. Cette phrase qui sillonne Venise – et concerne l’interdiction de jeter des déchets en des endroits précis –, lue par l’artiste de manière métaphorique, l’incite à refuser l’abandon et à exprimer le refus d’être – considéré comme – un refusé. Cette exposition, liée de manière intrinsèque au fait que l’artiste a été abandonné à sa naissance par ses parents biologiques alors adolescents et adopté, apparaît aujourd’hui comme l’étape cathartique lui ayant permis d’épuiser la douleur en la transfigurant, afin de trouver l’apaisement ; et, surtout, afin de continuer à évoquer les enjeux de la réversibilité du couple révélation/dissimulation de l’histoire – qu’elle soit personnelle, histoire de l’art ou histoire d’une ville.

« Artiste à la première personne »2. Intimité ordinaire d’abord – le rituel matinal du réveil que l’artiste présente avec First gaze, projet pour la réalisation duquel il a installé son trépied pendant deux mois dans sa salle de bains, son atelier des premier moments de la journée. Il capture ainsi trois autoportraits spontanés chaque matin, juste avant de se laver le visage, juste avant son réveil : « Je voulais montrer mon vrai visage, une réalité vraie, un moment presque tabou. La théâtralité est apparue après, elle m’a surpris ». Réaction à la fois humble et audacieuse à toute l’histoire de l’autoportrait dans l’art, ce travail cristallise ce dont Robert Frankle parle : le vrai qui par le truchement de l’acte artistique devient œuvre, fait et fiction à la fois, la création d’une archive de la vie quotidienne, non pas à des fins archéologiques mais comme matière pour l’œuvre à venir. Et ce regard, parfois plongé dans le passage du sommeil à l’éveil, parfois décidé, parfois indifférent par rapport à sa propre image, ce premier regard de chaque journée, ne peut que toucher toute personne qui y est confrontée et susciter la question de savoir sur quoi ouvrir ses yeux, chaque matin. Ici intervient l’efficacité de l’expression visuelle du récit artistique : le narcissisme, le soi-même de l’artiste, cohabite immédiatement avec l’intimité de l’autre (le spectateur) et l’impression de partager une émotion authentique commune prend alors toute son ampleur. Et Robert Frankle d’éclater de rire dès que les questions deviennent trop intimes : car l’intime c’est aussi l’indicible.

Intimité du lieu. Une œuvre est autobiographique lorsqu’il y a unité entre auteur, narrateur et personnage. Or, le travail de l’artiste puise dans la sensation d’intimité pour s’ouvrir au monde : le personnage de ses œuvres est de plus en plus souvent la ville. En évoquant la recherche réalisée lors de sa résidence de trois mois à Manchester en 2014-2015, il explique qu’il commença à arpenter les rues qu’il découvrait pour la première fois afin de créer un lien avec la ville. Il décida aussi de partager de manière périodique une photographie sur Facebook : une image et une légende par jour. C’est ainsi que Manchester devint son atelier et l’interface virtuelle son musée. Se rapprochant des problématiques contemporaines suscitées par le rôle joué par les réseaux sociaux, l’artiste crée ainsi un projet artistique en-ligne. Or, ici, il ne s’intéresse pas à la présentation de soi dans la société et la palette du quotidien à laquelle les réseaux sociaux ouvrent, ou ferment, les mises en scène des acteurs sociaux ; il explore au contraire – et en les remettant en question – les possibilités d’appropriation d’un lieu en le capturant et en le « partageant » ensuite. C’est pourtant à travers ces cheminements dans la ville qu’il y découvrit un lien entre le nord de l’Europe et la Cité des Doges : les canaux, le port, l’histoire, encore. Un lieu très précis est alors choisit : le croisement entre trois canaux (près des vestiges de l’ancienne cité romaine) qui lui rappelle sa Venise intime et qui devient le lieu où il créa une œuvre vidéo. Deux touristes voyagent sur un bateau – et non sur une gondole. Les trois canaux qui autrefois étaient le cœur du commerce de la ville sont aujourd’hui abandonnés : « La puissance de l’histoire est là, mais aujourd’hui c’est un lieu mort », dit-il en souriant. Les photographies postées sur Internet, les mots choisis pour les décrire, le processus de la marche dans la ville sont, comme il l’explique, son « vocabulaire artistique ».

La vie des détails, la vie des villes. Des livres viennent encore s’ajouter sur la pile existante sur la table. Des histoires de Venise, de Paris, des histoires de villes mythiques, mais aussi Milan Kundera, Octavio Paz, Julio Cortazar… Robert Frankle travaille aujourd’hui sur Venise. Une Venise telle que décrite par un touriste ordinaire : Jean-Paul Sartre. Une Venise aussi, vue par les frères Lumière, qui y réalisèrent le premier travelling de l’histoire du cinéma. Il trouva immédiatement le lieu de cet évènement historique et remarque en riant : les fréquences du Vaporetto ont maintenant changé, il est donc impossible de filmer exactement la même image, juste pour cette raison.

Le travail de Robert Frankle sur la vie quotidienne, et sa manière de le décrire à travers les livres qu’il pose sur la table rappellent la philosophie du comédien selon Georg Simmel : d’un côté les différences entre l’univers de la fiction et la réalité sociale ; et de l’autre l’approfondissement de la signification de cette « forme sociale » qu’est le comédien contemporain, du point de vue d’une esthétique sociologique. Le style de l’artiste, l’élément déterminant, l’incarnation de ce qu’est sa pratique artistique est ici celui du dévoilement maîtrisé du détail – ordinaire ou historique – ou, plutôt, d’une partie de son mystère. En écoutant Robert Frankle parler, on pense à cette belle phrase de Robert Filliou qui disait avec humour que « l’art est un moyen de rendre la vie plus intéressante que l’art ».

 

Sofia Eliza Bouratsis
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