Photographie

La vie du photographe

d'Lëtzebuerger Land du 10.03.2011

Le 20 janvier dernier, la ministre de la Culture, Octavie Modert (CSV), annonça que la réouverture de la Family of Man au Château de Clervaux ainsi que l’ouverture du Château d’Eau de Dudelange, qui accueillera la moitié des tirages d’exposition The Bitter Years ainsi que du Pompelhaus adjacent, allaient se faire quelque part en automne 2012. Avec la réouverture de ces deux grandes expositions conçues par Edward Steichen, et l’exposition de la collection des portraits photographiés par Steichen, que le Musée national d’histoire et d’art montrera pour la troisième fois dans son enceinte du marché au poisson, 2012 sera à nouveau une « année Steichen » au Luxembourg. Afin cependant d’éviter au public de devoir se passer de Steichen pendant ces quelques mois à venir, la BCEE a pris l’initiative de montrer sa collection complète de tirages originaux du maître. Quelque 182 images de moyen et petit format sont exposées dans le passage souterrain du Plateau Bourbon, ainsi que 22 photographies additionnelles qui représentent Steichen, vers la fin de sa vie.

Il serait cependant faux de parler d’un trop plein de St. Steichen, personnage adulé au Luxembourg, dont une critique véritable de l’œuvre photographique, du travail curatorial est intelligemment laissée de côte en faveur d’une constante revalorisation du personnage et de sont travail. Edward Steichen est ici le « lëtzbuerger Jong » (c’est ainsi qu’il s’est présenté à la Grande-Duchesse Charlotte lors d’une visite d’État de cette dernière aux États-Unis). Au Luxembourg-Steichenland, la déconstruction du personnage ne s’est pas encore faite, depuis qu’en 1994 était rouverte en grandes pompes la version restaurée de la Family of Man à Clervaux. On est loin du personnage créateur d’une « grande famille des hommes » sévèrement critiquée par Roland Barthes dans ses Mythologies de 1957. Voire d’une critique américaine qui lui reprochait régulièrement son goût prononcé pour la théâtralité et son sens du commerce.

La collection Steichen de la BCCE a été essentiellement acquise vers le milieu des années 1990. Cette politique d’achat s’est cependant radicalement arrêtée lors d’un changement de direction de l’établissement financier. Aujourd’hui la BCEE dispose d’un fonds Steichen impressionnant par sa diversité, mais dont l’extension aurait été souhaitable dans une hypothèse où le Luxembourg disposerait à ce jour probablement d’un des collections le plus importantes au monde. Luxembourg : Steichen-Land? On y trouve des travaux de toutes les phases de son œuvre, et surtout des images originales produites avec des techniques de reproduction, historiques en elles-mêmes.

À l’exposition à la Galerie am Tunnel l’accrochage chronologique est classique , mais efficace à un point que l’on réalise l’incroyable variété de cette production d’images. En effet Steichen n’a pas tout fait, mais il en a fait beaucoup.

En 1900, lors de son premier voyage en Europe, Edward Steichen a 21 ans. Ce déplacement à Londres donnera lieu à son premier travail en tant que co-curateur d’exposition (il en concevra 144 jusque dans les années 1960). La même année, il fera un « retour aux sources », en rendant visite à sa tante, une habitante de Mondercange.

Lorsqu’en 1963 Edward Steichen publie son autobiographie A Life in Photography1, il présentera ce voyage en Europe comme la révélation d’un monde nouveau qui s’ouvre à lui. Un jugement qui devrait étonner de la part de quelqu’un qui s’en retourne, justement, du Nouveau Monde vers la « vieille » Europe. Steichen, auparavant, ne connaissait au fond que Milwaukee, une ville qui, au XIXe siècle était devenue le refuge de nombreux exilés allemands, lesquels, pour la plupart, avaient fui les conséquences de la révolution de 1848. Milwaukee que Steichen décrira comme lieu de son apprentissage artistique et photographique. Juste avant de partir pour Londres, avec Paris comme destination finale, Steichen va passer par New York, où il fera la connaissance d’Alfred Stieglitz. À partir de là, Steichen s’imposera comme un des personnages incontournables de la photo­graphie moderne américaine. Il ne participera pas à la Farm Security Administration (le projet photographique dont il choisira plus tard des images pour constituer l’exposition The bitter years), il n’a pas fait partie du groupe f64, mais il s’illustra par une présence forte à Hollywood, où il établira à lui seul une sorte de studio Harcourt de la côte Est. Il sera le grand photographe de mode des années 1930 aux USA et il se financera ses lubies horticultrices par un travail publicitaire lucratif. Steichen ira même jusqu’à imposer une exposition de ses delphiniums chéris au Musée d’art moderne de New York.

À Luxembourg, l’image de Steichen est systématiquement associée à celle d’un humaniste pure souche. Il est souvent perçu et présenté en vieux Monsieur sympathique et respectable qui voulait, à l’époque de la guerre froide réconcilier l’humanité entière. Mais l’exposition de la galerie am Tunnel montre une évolution bien plus centrée sur des réflexions personnelles. À voir cette suite d’images, l’on se rend bien compte que Steichen s’est imposé, et qu’il a pour cela usé de stratégies qu’il va développer dès le début du vingtième siècle. Chez lui, la promotion de toute chose passe évidemment par l’autopromotion. Et cette manière de se rendre indispensable est une autre très bonne explication de son omniprésence dans l’iconographie de la première moitié du XXe siècle. Ainsi, même ses clichés publicitaires sont aujourd’hui exposés et republiés aux côtés de ses portraits et des ses natures mortes. Ce qui devrait suggérer que le maître savait même transformer le geste commercial en un geste artistique.

Une anecdote, assez peu connue dans le contexte luxembourgeois, explique bien la manière qu’avait Steichen de s’imposer, même face aux gens puissants : En 1903, le peintre Fedor Encke, qui s’était fait une réputation comme portraitiste de la haute bourgeoisie en Allemagne, engagera Steichen pour faire une prise de vue du banquier et collectionneur John Pierpont Morgan. Steichen, fils d’immigré, allait se retrouver en face d’un des hommes les plus puissants des États-Unis. Le genre de personnage qui représentait au mieux la célèbre phrase de Benjamin Francklin « Remember that time is money ». Effectivement J.P. Morgan détestait poser, et Encke voulait s’éviter l’embarras de séances de poses trop longues, en utilisant une photographie pour réaliser sa commande de portrait du fondateur de la General Electric Company. Cette séance de prise de vues ne dura que trois minutes et Steichen n’en tirera que deux négatifs sur plaque de verre.

En 1963 il affirmera cependant, que cette expérience avait été essentielle pour les portraits de célébrités qu’il allait réaliser par la suite. En effet, Steichen avait réalisé la première prise en laissant Morgan choisir sa pose, mais pour la seconde image, il lui demandera de poser son cigare et de légèrement tourner sa tête. Morgan, qui n’avait probablement pas l’habitude de recevoir des instructions d’autrui, se plaignit, mais obtempérait finalement. Fedor Encke a utilisé le premier cliché de Steichen et en a fait un portrait peint qui excelle dans la soumission bienveillante. Et pourtant ce sera le deuxième cliché qui sera l’image qu’on gardera de J.P. Morgan. Un tirage unique que Morgan déchirera devant les yeux d’un Steichen effaré. Steichen reprit le deuxième négatif et réalisa un deuxième tirage qu’il allait confier à son mentor et ami Alfred Stieglitz.

Stieglitz l’exposa dans sa galerie afin de forcer la main à J.P. Morgan, qui s’est vu contraint de prier Steichen de lui vendre cette image. Celui-ci refusa pendant trois années consécutives avant finalement faire quelques tirages pour Morgan, tout en gardant soigneusement le négatif. Le montant de cette deuxième transaction est inconnue, mais Steichen avait perçu un premier honoraire de 500 dollars pour la séance, et Morgan lui avait proposé 5 000 dollars pour le petit tirage-contact, exposé quelques semaines plus tard dans la galerie d’Alfred Stieglitz. Edward Steichen relate cet épisode d’une manière exemplaire dans son livre de 1963. Cette photo, également présente dans l’exposition de la galerie du Tunnel, comporte un détail étrange. On croit distinguer clairement un gigantesque « Bowie Knife » dans la main gauche du banquier. Des années durant, il y eut de fausses interprétations de ce qui n’est en fait que le bras de la chaise sur laquelle était assis J.P. Morgan. On ne sait pas si Steichen s’était vraiment efforcé de clarifier les choses.

Cet épisode est bien plus qu’anecdotique pour le travail d’Edward Steichen. Il illustre assez bien la force de caractère du jeune homme et la façon dont il savait augmenter la valeur pécuniaire de son travail ainsi que sa notoriété publique. Tenir tête à un magnat , tout en réussissant finalement à le manipuler a dû contribuer à sa réputation encore naissante en 1903.

L’exposition Edward Steichen photographe (1879-1973) à la BCEE permet de revoir toute une suite d’images célèbres, voire classiques. Mais il reste également quelques clichés bien peu connus à découvrir . Reste à regretter l’absence d’un catalogue de la collection.

1 Edward Steichen : A Life in Photography ; Doubleday&Company, Inc. ; Garden City, New York ;1963
Christian Mosar
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