Le corps qui danse chez Léa Tirabasso n’est sans cesse « que » fiction, et plus que jamais dans In The Bushes, il est absurdité au sens de « contraire à la raison ». Ses six interprètes, sont tous et toutes comme fous et folles à lier. C’est en tout cas ce qu’on peut concevoir dans le prisme d’un monde qui tourne comme nous estimons qu’il tourne. In The Bushes montre cette géniale folie qui émane de l’absurde, celle qu’on aime en scène car elle fait rire et surtout remet au centre une préoccupation majeure : celle d’une remise en question de notre monde tel qu’il est.
La danse pousse à la métamorphose. Dans leur conflit continuel avec l’attraction terrestre, entre sol et ciel, les danseurs et danseuses n’appartiennent plus à notre monde. Ils défient de vitalité ce monde trop terne à leur yeux rouge. Et forcément ils deviennent d’autres corps, faisant irrationnel, c’est-à-dire tentant l’impossible. Chez Tirabasso dans son hilarant In the bushes, cet irrationnel devient le rationnel. Dans cette nouvelle création de la chorégraphe franco-luxembourgeoise, la scène devient un autre monde où le bestiaire planétaire connu se revisite par les corporalités humaines. Elle instruit un remaniement de notre statut de « sommet de l’évolution », en prenant pour base le livre The Accidental Species, du paléontologue Henry Gee. Le programme est ainsi exposé et révèle en quelques tableaux, solos et sketchs, tous les plus délirants les uns que les autres, une humanité extravagante qui, considérée autrement, est plus vulnérable qu’il n’y parait dans cette jungle de buissons ardents dans laquelle nous demeurons.
Lauréate du Danzpräis 2023, Léa Tirabasso s’est forgé une réputation avec des spectacles forts en symboles, des chorégraphies puisant à l’intérieur de ses interprètes totalement dévoués qui font éclore la danse dans une tension et une mise en haleine du spectateur. Ainsi, dans In the Bushes le conflit n’est pas uniquement celui que le danseur ou la danseuse éprouve face à la gravité, mais celui de montrer spécialement qu’il n’est rien de spécial. De là part l’absurde, l’ironie et l’énergie de la pièce. De là aussi émane un autre monde car, à l’inverse de faire corps avec le monde, les danseurs et danseuses de Tirabasso s’engouffrent dans un monde fictionnel, fait de corps et de mouvements qui ont leurs particularités et façonnent d’autres identités. Sous cet « effet » transformatif, ils deviennent démentiels, métamorphosés, parfois complètement disloqués et la plupart du temps habités d’une bestialité sans commune mesure, cherchant à copuler en permanence, à toucher, sentir, rire, vivre…
Ces satyres et ménades contemporains s’installent au studio du Grand théâtre de la Ville de Luxembourg, possédant la scène en peu de temps, pour tirer les lèvres des spectateurs jusqu’aux oreilles. Chacun se distingue par une physicalité franche évoluant grâce à une situation de jeu permanente, couplant mouvements organiques et gestes caricaturaux. D’abord on garde son sérieux, mais rapidement la folie au plateau s’empare de la salle. Le vertige entre fiction et réalité emprunte le chemin de la déconstruction des corps et dans cette grande fête, on l’on dirait les interprètes sous substances, il n’y a plus de codes, tout est possible. Ces corps dansants n’obéissent qu’à une règle celle de n’être rien d’identifiable, quoique franchement attirants. Nous assistons à une sorte de rite spirituel, l’un de ceux qui prétendent à un voyage en soi-même pour mieux se comprendre et donc mieux aborder notre réalité. Et la partition de Tirabasso est lisible en ce sens, In the bushes donne à voir une non-réalité pour fustiger l’inverse.
Maîtriser le réel en le rendant irréel, est à peu près la promesse de Léa Tirabasso avec In the bushes, pièce par laquelle elle nous éjecte dans les buissons comme pour nous rappeler qu’un chorégraphe n’a pas à se limiter aux possibles du corps, mais peut explorer des univers imaginés où les sensibilités et rythmes deviennent autres. Elle révèle par-là, une danse contemporaine organique et poétique, permissive jusqu’à l’inconnu. Avec humour et imagination, la chorégraphe, accompagnée de six danseurs et danseuses excellents – Catarina Barbosa, Georges Maikel Pires Monteiro, Karl Fagerlund Brekke, Laura Lorenzi, Mayowa Ogunnaike, Stefania Pinat –, se permet l’invraisemblable et tout cela en devient si divertissant que la catharsis opère naturellement. In fine, on ressort de In the bushes armé d’une hardiesse sans pareil pour affronter ce monde d’une normalité triste.