Toi, moi, nous... et le reste on s’en fout part de souvenirs sortis d’une boîte pour tisser des histoires de familles

Quand l’autobiographie fait collectif

d'Lëtzebuerger Land du 17.10.2025

Premier opus théâtral (et première production) de la saison des Théâtres de la Ville de Luxembourg, Toi, moi, nous… et le reste on s’en fout ! est une création signée Laurent Delvert et Nathalie Ronvaux. À l’affiche des Capucins, ce beau spectacle porté par une équipe européenne pluridisciplinaire, mêle judicieusement théâtre, musique et vidéo pour interroger le monde dans tous ses états et penser notre relation à lui et aux autres.

Invité depuis quinze ans par les Théâtres de la Ville (avec Marivaux, Musset ou Corneille), le comédien et metteur en scène français Laurent Delvert est de retour avec, pour la première fois, un texte autobiographique, co-écrit avec l’auteure belgo-luxembourgeoise Nathalie Ronvaux.

Laurent Delvert fait se rencontrer champ mémoriel et univers contemporain, sphère privée et scène publique, l’individuel et le collectif dans un spectacle sur la famille et l’intime, le souvenir et la grande Histoire. Quel héritage garde-t-on du passé et qu’en fait-on dans un monde qui dérive ? La question se pose à la lueur de trois histoires et trois époques : celle de ses grands-parents, jeunes gens pendant la Seconde Guerre mondiale, la sienne, surtout sa jeunesse dans les eighties (1987, découverte du Mur de Berlin « et c’est un choc ») et nineties (1994, « j’ai 17 ans, je cours, je serai comédien ») et enfin la nôtre. Trois temps pour mettre en lumière l’amour comme force de résistance à la guerre, à la barbarie et aux extrêmes, trois temps pour questionner l’Europe et ses fondements. « Il y avait une volonté de témoigner d’un amour nécessaire à la résistance contre toutes les hostilités. Le titre un appel à une union, un appel à toi, avec moi… et nous tous ensemble que peut-on faire ? », détaille Laurent Delvert auprès du Land.

Toi, moi, nous… et le reste on s’en fout ! est un texte original conçu à partir de souvenirs sortis d’une boîte à chaussures (on la découvre à l’écran), celle de la grand-mère de Laurent Delvert, « l’ouvrir, c’est faire émerger mon histoire ». Cet écrin contient la correspondance pleine de tendresse de ses grands-parents (Gisèle de Bar-le-Duc et Henri du Lot) entre 1938 et 1945 (sept ans d’attente, de peur et d’espoir) mais aussi des carnets du front et de petits objets. Autant de traces d’une histoire méconnue par celui qui a brutalement perdu ses grands-parents alors qu’il n’avait que huit ans, « fracas dans ma vie ».

Depuis quinze ans qu’il a découvert les lettres dans la boîte à chaussures, Laurent Delvert rêve de ce projet. Le travail a d’abord été de s’accorder avec Nathalie Ronvaux qu’il ne connaissait pas. Pour elle, « une écriture à quatre mains pose pas mal de questions, on n’attaque pas cela de manière organique. » Pour lui, s’il y a difficulté à écrire à deux, c’est en raison de la subjectivité de chacun. « On a écrit une pièce assez insolite dans sa forme, il fallait tenir, avancer, Nathalie a été incroyable par son expérience, sa sagesse ». Elle lui renvoie le compliment : « Laurent a toujours une longueur d’avance, il a l’image en tête avant même de penser l’histoire. Ma mission a été de chercher avec lui le bon mot. On a beaucoup expérimenté. On a ouvert la boîte et en avons décortiqué le contenu pendant plusieurs jours avant de nous lancer ». Il y avait des lettres, des cartes, des photos, des objets…

Écriture, personnages, musique, « tout jaillit de cette boîte », dit Laurent Delvert. Nathalie Ronvaux poursuit : « On est dans un projet très intime même si cette correspondance se situe dans la grande Histoire, c’est là où je me retrouve. Pour moi, c’est un matériau d’archives à partir duquel je peux enquêter ». À partir de ces signes tangibles, il y a eu enquête et écriture pour créer un spectacle, en tricotant un texte mosaïque où les événements se mêlent, les époques se croisent, le style se fait pluriel, humoristique, nostalgique ou poétique : de la lecture des lettres du passé aux terribles news d’aujourd’hui en passant par le récit des solitudes et des amours de jeunesse de l’auteur (des passages parfois un peu longs).

La mise en scène de Laurent Delvert, forte et sensible, donne un beau relief aux récits pluriels. Il crée du lien entre les histoires, les personnages, les comédiens-musiciens (excellent casting) qu’il dirige à merveille dans un espace de jeux original. Il se réjouit aussi d’avoir monté le projet avec une équipe européenne dont il connaissait plusieurs membres, « j’aime travailler dans la fidélité, creuser des sillons de recherche… une bande de résistance s’est créée, j’y suis extrêmement sensible ». Tous sont convaincants dans leurs rôles multiples, dans leur jeu choral et dans leur prestation musicale live (véritable groupe rock avec chant, basse, batterie, clavier, guitare, violon). Aux côtés de Stéphane Daublain (complice depuis 25 ans de Laurent Delvert, ici double de l’auteur, juste narrateur qui commente les épisodes du passé) évoluent Eugénie Anselin et Nicolas Kowalczyk (incarnant entre autres Gisèle et Henri), Jeanne Berger et Ariane Dumont-Lewi.

Laurent Delvert tisse une toile tout en noir et blanc, entre théâtre, musique et vidéo. La scénographie innovante d’Anouk Schiltz est efficace : le plateau noir, incliné, abrite cinq îlots tels cinq continents, espaces de performances, de croisements, de rencontres. La musique, elle, est au cœur de ce spectacle qu’elle ouvre et ferme de manière orchestrale. Elle est ce violon joué par Gisèle/Eugénie Anselin. Elle est celle qui a bercé la jeunesse de l’auteur, réinventée dans le spectacle en une puissante bande son pop-rock composée par Thomas Gendronneau. Elle est encore ces chansons mythiques revisitées (Nena, The Doors, Nirvana…).

Quant à la vidéo de Céline Baril, omniprésente à travers trois grands écrans verticaux, elle contextualise les scènes (dates et lieux), livre des témoignages privés comme publics, dévoile des paysages réels ou imaginaires et capte en direct, via smartphone, ces petits instantanés et gros plans du quotidien, comme la scène du gâteau des vingt ans de Gisèle. Jeux de lumières (Steve Demuth) et univers sonore (madame miniature) viennent ponctuer avec justesse les tableaux de Toi, moi, nous… et le reste on s’en fout !, spectacle émouvant, engagé et toujours dans le partage.

Karine Sitarz
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