Jeanne Dielman, élu meilleur film de l’histoire du cinéma, à voir dimanche, à la Cinémathèque

La femme captive

d'Lëtzebuerger Land vom 24.03.2023

Énorme surprise, en décembre dernier, quand on a vu les résultats des votes pour déterminer le meilleur film de tous les temps. Non, le réalisateur n’était pas un homme, ni le film anglophone : Welles et son Citizen Kane, Vertigo et Hitchcock, devancés par la cinéaste belge Chantal Akerman et son film Jeanne Dielman, 23, quai du commerce, 1080 Bruxelles. Le titre n’est pas très porteur, un blockbuster serait nommé autrement, et la durée du film, plus de 200 minutes, n’est pas non plus faite pour attirer le grand public. Décidément, avec cette nomination, on était sorti des sentiers battus d’un cinéma commercial. Et vous irez dimanche, à 16 heures 30, à la Cinémathèque, place du Théâtre, occasion plus que rare de voir ce chef-d’œuvre.

Jeanne Dielman, pour abréger, date de 1975 ; le film était sorti à temps pour le festival de Cannes où il figurait dans la sélection officielle de la Quinzaine des réalisateurs. En compétition, il aurait peut-être eu sa place au palmarès, pour Delphine Seyrig par exemple, qui a eu droit quand même à une mention spéciale (pour la qualité et la présence). Il est vrai que le festival 1975 fut sien pour de vrai, pas moins de quatre films, dont trois avec des réalisatrices, à part Jeanne Dielman, Aloïse, de Liliane de Kermanec, en compétition, et India Song, de Marguerite Duras. Et trois portraits de femmes, si l’on veut, Jeanne donc, Aloïse Corbaz, peintre suisse au nom de Porraz dans le film, et enfin Anne-Marie Stretter, femme d’ambassadeur aux Indes.

Trois femmes qu’on dira toutes captives, dans l’espace réduit d’un appartement, dans la chambre d’un asile, sous les lambris d’une résidence. Elle le sont plus encore, hors l’enfermement matériel et spatial : Anne-Marie Stretter, des grillages que sont les regards des hommes dont elle canalise les désirs, les fantasmes ; Aloïse, d’amours inaccessibles ; et Jeanne, des contraintes d’une vie bourgeoise, pour elle le seul moyen de donner quelque sens que ce soit à sa condition de femme, et au-delà sans doute à la condition humaine, le rapprochement dans ces années-là avec la littérature et le théâtre, les performances, de Samuel Beckett par exemple n’étant pas fortuit.

Jeanne Dielman est comme un aboutissement, en même temps un point de bascule, dans la carrière de Delphine Seyrig. Un abandon, des rôles qui vont de Marienbad à India Song, de leur glamour, de leur charme envoûtant. Où toutefois elle avait toujours fait preuve d’une distanciation certaine. Jeanne, c’est la condition de la femme sans attrait particulier, et de plus en plus, le combat de Delphine Seyrig sera féministe, une exposition ces dernières années, de Villeneuve d’Asq à Vienne, a retracé le parcours du collectif de femmes constitué par Seyrig, Carole Roussopoulos, Ioana Wieder et Nadja Ringart, au nom bien trouvé des Insoumuses, dès le milieu des années 1970.

Le film de Chantal Akerman, c’est la vie au quotidien, les dîners qu’elle prépare, les travaux ménagers en général. Avec cet écart (si régulier quand même), elle se prostitue, et si la porte se ferme sur elle et l’homme qu’elle reçoit, la réalisatrice insiste sur ses ablutions appuyées. Sa main droite, couverte de sang après qu’elle a égorgé un homme, elle ne va pas la laver. À la fin du film, la voici désemparée, clouée sur sa chaise, attendant seulement ce qui pourra bien se passer. Des clignotements bleus viennent de l’extérieur, présents depuis le début du film, maintenant on les identifierait aux reflets d’un gyrophare de voiture de police. Dans son très beau livre, tout récent, sur l’actrice, Delphine Seyrig, en constructions (Capricci), Jean-Marc Lalanne extrapole à partir de la situation de Jeanne. Non, même si l’expérience du film de Chantal Akerman était radicalement neuve, Delphine Seyrig avait déjà pris le virage, ou simplement accentué son orientation.

L’avenir, trop vite, trop tôt interrompu par un cancer en 1990, il allait s’inscrire, bien sûr autrement, dans la voie tracée dès Marienbad par son jeu d’actrice. Et là Lalanne voit très juste : « Elle n’est jamais tout à fait simplement un personnage, mais déjà à l’intérieur du récit une icône, un fétiche, une pure image de cinéma nichée dans une chronique naturaliste. » Le propre même du septième art, la raison de l’aimer, d’y plonger plus de trois heures.

Lucien Kayser
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