La vie et les œuvres de Léopold II

Le rire flamand face à l’indicible

d'Lëtzebuerger Land du 18.03.2010

Une double mise à nu du travail de mémoire belge a clos les « semaines du Congo » au Grand Théâtre jeudi dernier. La vie et les œuvres de Léopold II et Mission sont deux mises en scène signées Raven Ruëll, un habitué du Théâtre royal flamand, et interprétées dans le rôle principal à deux reprises par l’acteur Bruno Vanden Broecke. Si le point commun de ces pièces est le recours à l’humour pour traiter de façon détournée la culpabilité belge vis-à-vis de leur passé colonial au Congo, elles le font pourtant de manière diamétralement opposée.

La vie et les œuvres de Léopold II, une satire écrite par Hugo Claus en 1970, revisite l’ascension et le déclin du Roi belge Léopold II qui est rentré dans les livres d’Histoire pour avoir exploité le Congo entre 1885 et 1908 comme une colonie privée. La panoplie des personnages carnavalesques dépeints dans la pièce gravite autour de ce tyran qui est en décalage par rapport à son époque en raison de son comportement à la fois enfantin et ambitieux. Raven Ruëll a mis en scène cette pièce pour la première fois à Bruxelles en 2002 en s’intéressant à la psychologie de cet homme plutôt qu’au contexte historique décrit par Claus. Le résultat est un Léopold II contemporain, en marcel blanc et bretelles grises, qui se dispute le Congo avec un cardinal turc habillé d’un jogging bleu fluo qui n’hésite pas à dégainer son portable pour appeler son Dieu à l’aide. Cette distorsion caricaturale fait ressortir à grands traits de peinture le caractère inhumain de la politique menée par Léopold II et tente d’analyser les origines de ce comportement en esquissant une interprétation de la vie privée du Roi dans laquelle certains éléments auraient pu être le déclencheur de sa mégalomanie.

Ce genre théâtral est divertissant, le dialogue est bien ficelé et merveilleusement interprété, mais le ton de la pièce ainsi que le choix de mise en scène sont aujourd’hui discutables. Cette critique moqueuse et provocatrice de Léopold II est quelque part réconfortante, les situations sont drôles, le noir passe l’aspirateur telle une femme de ménage africaine au­jourd’hui. C’est contemporain, c’est hype, mais quelque part l’embarras ressenti vis-à-vis d’une telle transposition contemporaine dégoûte parce qu’elle tend plus à légitimer une situation encore inacceptable aujour­d’hui que de la remettre vraiment en question. Alors que le metteur en scène met l’accent sur la psychologie de Léopold II, il aurait été intéressant de développer de nouveau davantage l’axe politique du texte de Claus.

Dans la pièce, il existe un passage qui tape à l’œil aujourd’hui. Hugo Claus évoque les manigances des grandes nations européennes qui finissaient par donner le Congo à la Belgique lors de la conférence de Berlin en 1884, car leurs dirigeants n’avaient pas à craindre une prise de pouvoir excessive par un plus petit voisin. Si la monarchie belge de l’époque n’a rien à voir avec celle d’aujourd’hui, et si l’on ne peut certainement pas comparer le Roi Léopold II à l’ancien Premier ministre Herman Van Rompuy, il faut tout de même signaler que l’argument principal pour l’élire comme premier président permanent de la Commu-nauté européenne a moins été sa personnalité exemplaire que la taille relativement réduite de son pays dans la balance européenne.

Le texte de David Van Reybrouck qui a donné naissance à la pièce Mission se situe très loin de ses interrogations politiques. Après avoir suivi pendant plus de deux mois des missionnaires belges au Congo, Reybrouck est revenu en Belgique pour condenser l’ensemble de ces vécus dans un spectacle qui se présente sous forme d’une conférence d’un missionnaire qui expose au public ce qu’il a vécu au Congo. L’humour est de nouveau au rendez-vous, mais c’est un humour qui est intimement lié aux contradictions d’un homme qui, après avoir été devenu témoin de nombreux massacres, a tout de même su garder sa foi en Dieu et un œil pour les courbes féminines. Ce missionnaire est drôle dans ses digressions quand il compare les bains à bulles effervescentes belges à l’eau froide des douches prises dans la brousse congolaise, ou encore les vacances touristiques des présidents des ONG qui lui reprochent de ne pas faire du travail humanitaire à un vrai engagement qui nécessite plus qu’une vie pour pallier à la situation catastrophique qui règne dans ce pays.

Il n’est pas étonnant d’apprendre que cette pièce est le fruit d’un deuxième voyage du metteur en scène avec son acteur au Congo. Ce voyage a profondément changé leur angle d’attaque par rapport à un sujet qui est resté le même. Vanden Broecke, fils d’un ancien religieux qui a baigné, enfant, dans le milieu catholique flamand, met en jeu sur scène une partie de son histoire personnelle. Le décor épuré de Ruëll frappe par sa simplicité : un pupitre, un acteur et un texte. Du thé­âtre documentaire sans artifices jusqu’au moment où la rage et le désespoir contenu dans le cri du missionnaire qui appelle son Dieu à l’aide déclenche un orage sur scène. Vanden Broecke, trempé par la pluie, s’empare d’un pélican mort, symbole de la piété, et s’assoit sur une des nombreuses chaises en plastique disposées en vrac dans un avion congolais. Infatigable, ce missionnaire continuera son travail de Sisyphe encore et toujours.

Thierry Besseling
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