Edouard Luja (1875-1953)

La « vie globale » d’un naturaliste au temps du colonialisme

Le naturaliste Edouard Luja lors d’une chassu au crocodile, Congo-Sankuru, 1912
Photo: Archives privées des familles Luja et Waringo
d'Lëtzebuerger Land du 22.03.2019

« Welcher Herr Luja aus dem Kongo ? »

(Batty Weber, Abreißkalender, 4. Februar 1914)

Auteur de la rubrique emblématique « Abreißkalender » de la Luxemburger Zeitung, l’écrivain et journaliste Batty Weber (1860-1940) consacre son papier du 4 février 1914 aux collections naturalistes du « Staatsmuseum im Pfaffental » tout en relevant les mérites de deux biologistes luxembourgeois, à savoir Victor Ferrant (1856-1942) et Edouard Luja (1875-1953). Pour éviter le piège de l’apologie personnelle, le fin et rusé feuilletoniste donne la parole à une connaissance allemande en visite à Luxembourg : « Sachen habt Ihr, die in keinem andern Museum zu finden sind. […] Hier lauter prachtvolle Stücke, und, was das großartigste ist, in der sorgfältigsten wissenschaftlichen Aufmachung und Anordnung […] Das alles verdankt Ihr zwei Männern: Euerm Landsmann Luja, der euch aus dem Kongo Kisten und Kasten voll der seltensten Sachen schickt, und Euerm Konservator Victor Ferrant, der diese Sachen, wie es scheint, mit inbrünstiger Liebe bevatert und der Sammlung einordnet. »

Afin de conférer à son récit une narrativité dramatique, Weber revêt le rôle de l’interlocuteur ignare : « Welcher Herr Luja aus dem Kongo ? ». Et à l’ami allemand de lui rétorquer : « Das sieht euch ähnlich! […] Große Gelehrte haben neu entdeckte Arten nach ihm genannt, er leistet drüben für Euch eine Arbeit, die Ihr, wenn sie bestellt wäre, mit vielen Zehntausenden bezahlen müßtet, und Ihr fragt, welcher Luja aus dem Kongo! Ihr…! Ihr…! »1

Alors qui fut Edouard Luja ? Essayons d’y répondre en présentant sa vie sous un angle historiographique2 qui tient compte de la formule de l’historien Sanjay Subrahmanyam « établir un rapprochement entre histoire ‘connectée’ ou ‘globale’ et micro-histoire ».3

Une famille au temps de la deuxième vague de mondialisation (1870-1925)

Edouard Luja est né en 1875 dans une famille bien en vue de la ville de Luxembourg. Toutefois l’ascension sociale des Luja est assez récente. Pendant des générations, les ancêtres d’Edouard Luja avaient appartenu au milieu artisanal des faubourgs. Ainsi, son trisaïeul et son arrière-grand-père s’étaient déclarés maîtres-drapiers, tandis que son grand-père François-Charles Luja (1811-1891) avait exercé la profession d’entrepreneur. Ce ne fut que la réussite professionnelle de son père qui avait permis à la famille Luja d’accéder au cercle restreint de la notabilité locale. En effet, Antoine Luja (1845-1916) est nommé architecte de la ville de Luxembourg en 1869 pour occuper ce poste jusqu’à sa retraite en 1909.

Ayant marqué de son empreinte architecturale l’urbanisation d’une ville en pleine expansion depuis le démantèlement de la forteresse en 1867, Antoine Luja est connu pour son esprit ouvert, qualité qu’il a pu transmettre à ses enfants. À son fils Henri, issu de son second mariage avec Marie Blaise (1857-1908), il a su léguer son goût pour l’architecture tant urbanistique que paysagère. Henri Luja (1899-1977) devient l’architecte en chef du « Service d’urbanisme de l’État » après avoir accompli des études supérieures à Paris, Munich et Berlin. Il avait complété sa formation professionnelle à l’agence d’architecture et d’urbanisme de René-Édouard André (1867-1942). Ce dernier n’est autre que le fils de l’architecte-paysagiste de renom mondial Édouard André (1840-1911) qui, lors de la création des parcs municipaux de Luxembourg durant les années 1870, a pu compter sur la collaboration étroite du père d’Henri Luja.

Si ces quelques indications permettent déjà d’entrevoir les imbrications transnationales de la famille Luja, on atteint avec les trajectoires de François, Gustave et Edouard Luja une toute autre dimension. Issus du premier mariage d’Antoine Luja avec Marie-Thérèse Specht (1847-1887) François (1870-1911), Gustave (1882-1966) et Edouard Luja connaîtront tous les trois une vie marquée par les effets du colonialisme européen au temps de la deuxième vague de mondialisation. François, l’aîné des trois frères, s’engage dans la marine marchande belge. Après avoir été mousse, matelot, lieutenant en premier, il est promu au début des années 1900 capitaine au long cours. Au service d’une compagnie maritime belge, François meurt tragiquement à l’âge de quarante ans lorsque son navire, le « Van Dyck », fait naufrage en décembre 1911 au « Seven Stones Lighthouse » près des côtes de Cornouailles.

À propos de la trajectoire de son frère cadet, Gustave, nous savons qu’il fut colonial en Indochine, plus précisément à Haiphong. C’est dans cette ville portuaire du Tonkin que Gustave Luja travaille pour le compte de la « Société des Ciments Portland artificiels de l’Indo-Chine ». Embauché comme comptable en décembre 1902, il est nommé chef comptable et fondé de pouvoir en 1903, fonctions qu’il assure jusqu’en juillet 1918. Il quitte Haiphong pour Hanoï – probablement entre 1918 et octobre 1919. Il y dirige la succursale de la Banque industrielle de Chine avant d’être muté à Hongkong où il travaille en tant que fondé de pouvoir jusqu’en mars 1920. Puis Gustave décide de rentrer au Luxembourg. Employé de la Société générale pour le commerce de produits industriels – SOGECO, il est promu fondé de pouvoir en septembre 1923.

À cette époque, son frère Edouard travaille déjà depuis deux années au Brésil. Cernons désormais de plus près la trajectoire de celui que d’aucuns considèrent comme le dernier d’une lignée de voyageurs-naturalistes luxembourgeois, les Nicolas Bové (1802-1842), Nicolas Funck (1816-1896), Jean Linden (1817-1898) ou Guillaume Capus (1857-1931).

Années congolaises

Nous savons peu de choses sur l’enfance et l’adolescence d’Edouard Luja. Selon la mémoire familiale, le jeune Edouard n’aurait point accompli d’études secondaires puisqu’il a quitté le Luxembourg à l’âge de seize ans pour apprendre le métier d’horticulteur, principalement en Belgique et en France. Après des stages à Bruxelles, Nancy, Orléans, Rambouillet et Cannes, il termine en 1898 sa formation de jardinier aux « Royal Botanical Gardens » à Kew près de Londres à l’âge de 23 ans.

Ayant terminé sa formation d’horticulteur, Luja ne songe pas pour autant à rentrer au Luxembourg, mais envisage plutôt de partir en Afrique centrale. Cette région était dès 1885, par décision de la Conférence de Berlin, devenue la propriété privée de Léopold II (1835-1909), roi des Belges, sous le nom d’« État indépendant du Congo ». Luja fait donc partie du cercle restreint de pionniers luxembourgeois ayant collaboré à la mise en place de la domination coloniale belge en Afrique noire, au même titre qu’un Nicolas Grang (1854-1883), qui avait participé à l’expédition congolaise de Henry Morton Stanley (1841-1904) au début des années 1880, ou d’un Nicolas Cito (1866-1949) qui, pendant les années 1890, avait pris une part importante à la construction de la voie de chemin de fer Matadi-Léopoldville.

Luja doit son premier voyage en Afrique tropicale à Lucien Linden, fils du grand chasseur de plantes et prospère homme d’affaires belgo-luxembourgeois Jean Linden. C’est le patron de la société L’Horticole Coloniale qui engage ce jeune Luxembourgeois sans expérience des Tropiques pour cette expédition d’envergure commandée en haut lieu. En effet, Lucien Linden a été chargé par le baron van Eetvelde (1852-1925), secrétaire général de l’« État indépendant du Congo », d’organiser des explorations botaniques dans la région du fleuve Congo afin de collecter des espèces végétales tropicales et des plantes exotiques rares pour l’Exposition universelle de Paris en 1900.

Après ce premier voyage au Congo, Luja participe au cours des années 1900-1902 à sa deuxième expédition organisée cette fois-ci par la « Compagnie du Zambèze ». Outre sa mission scientifique, celle-ci prévoit l’introduction de plantes non africaines au Mozambique à des fins purement commerciales. Si ses deux premiers voyages africains sont à l’origine de son image d’explorateur-naturaliste, il importe de noter que ses séjours suivants au Congo, ainsi qu’au Brésil, s’apparentent davantage à des engagements professionnels au sein de sociétés agronomiques ou sidérurgiques qu’à des expéditions scientifiques ou prospectives.

Ainsi, entre 1903 et 1914, Luja crée au Congo belge pour le compte de la Compagnie Lacourt des plantations de caoutchouc, de cacao et de café, notamment le long du Sankuru, un affluent oriental du Kasaï. Durant l’entre-deux-guerres, entre 1928 et 1931, il regagne de nouveau le Congo belge. Contrairement à ses séjours africains d’avant la Grande Guerre, le désormais quinquagénaire part cette fois-ci pour la province orientale du Kivu, plus précisément dans la région située entre Rutshuru et le lac Édouard où il se met au service de la Compagnie Congolaise des Cafés d’Anvers. Il est accompagné par sa jeune épouse Liny Luja-Diederich (1898-1967) et par Anny, leur petite fille de vingt mois. La petite famille s’agrandira durant son séjour congolais avec la naissance de Marcel en mars 1930.

La carrière professionnelle en Afrique de Luja s’est déroulée en majeure partie dans le contexte de la politique coloniale belge et des intérêts économiques coloniaux de la Belgique. Cet état de fait biographique ne constitue d’ailleurs pas un phénomène sociétal isolé. Ainsi, entre 1880 et 1955, des centaines de Luxembourgeois ont migré vers le Congo belge. Tout comme Luja, ces « Grand-ducaux », deviennent ainsi des acteurs du colonialisme belge.

Les années brésiliennes

Comme pour la plupart de ses séjours au Congo belge, le séjour brésilien de Luja ne relève pas de son intérêt pour les explorations naturalistes. Il s’explique essentiellement par un engagement professionnel qui semble à première vue insolite, dans la mesure où l’agronome et horticulteur de formation se met au service de la Companhia siderúrgica Belgo-Mineira, une société sidérurgique fondée au début des années 1920 par le conglomérat Arbed avec l’aide de sociétés d’investissement belges et avec le discret soutien diplomatique de la part d’Albert Ier, roi des Belges.

Ce qui permet à l’Arbed de s’installer définitivement en Amérique méridionale, plus précisément dans l’état brésilien du Minas Gerais – d’abord à Sabará, puis à Monlevade. Toutefois, les débuts de la nouvelle compagnie sidérurgique en terre brésilienne s’avèrent compliqués. En effet, le Minas Gerais est une région sans ressources houillères. Ceci incita l’entreprise sidérurgique à créer des plantations d’eucalyptus et de cèdres, végétaux à croissance rapide en vue de la fabrication de charbon de bois pouvant assurer l’alimentation des hauts fourneaux.

À la multinationale luxembourgeoise de confier ce projet de plantation à Edouard Luja. Fort de ses expériences agronomiques en Afrique tropicale, il réussit à créer entre 1921 et 1924 des plantations d’envergure du côté de Monlevade. Luja y revient d’ailleurs dans son récit intitulé Voyages et séjour au Brésil, État de Minas Geraes (1921-1924) : « Les Eucalyptus et les Cèdres que nous avons plantés se développaient bien. Après vingt mois de croissance ils avaient atteint une hauteur de huit mètres avec un tronc de la grosseur du bras ».4 C’est donc avec une satisfaction professionnelle certaine que l’agronome luxembourgeois quitte le Brésil pour le vieux continent.

Quelque part en France et au Luxembourg

Rentré en Europe, il partage sa vie entre la France et le Luxembourg, comme il l’avait déjà fait après son retour du Congo belge en 1914 quand il se voyait immobilisé par le déclenchement de la Première Guerre mondiale. Empêché de rejoindre le Congo belge, il travaille d’abord au Musée d’histoire naturelle de Luxembourg avant de partir dans l’immédiat après-guerre en région parisienne pour y diriger une champignonnière, puis de s’engager, comme nous venons de le voir, auprès de la Belgo-Mineira au Brésil.

Si son premier long séjour européen s’étendait sur les années 1914 à 1921, sa deuxième présence sur le vieux continent ne dure que quatre ans. Et pourtant les années 1924-1928 influencent de manière déterminante sa trajectoire biographique. C’est en 1925 qu’il se marie avec la jeune Liny Diederich. Celui que l’on considérait comme un célibataire invétéré va donc convoler en noces à l’âge de cinquante ans, avant de connaître joies et responsabilités de la vie familiale avec la naissance de sa fille Anny.

Désormais Edouard Luja se doit de prendre des décisions tant personnelles que professionnelles tout en agissant « en bon père de famille ». Or, la vie matérielle de la famille Luja-Diederich ne se résume point à un long fleuve tranquille. Établi depuis quelques années à Grasse où il s’est lancé dans la culture de plantes à parfum, Luja connaît des déboires financiers, comme il en fait part à son ami Victor Ferrant dans une lettre en date du 4 janvier 1928 : « D’accord avec mon associé, nous avons décidé de vendre notre exploitation à Grasse […]. Comme toute autre culture, celle des fleurs pour la parfumerie présente beaucoup d’aléas. Les fluctuations des prix des fleurs d’une année à l’autre sont énormes ; pour le Jasmin par exemple, qui était le plus en vogue depuis quelques années, il y a une baisse subite de quinze à vingt frs. par kg. Les frais de production par contre augmentent tous les ans. […] Sur l’invitation de mes beaux-parents je suis donc venu m’installer chez eux à la ferme, en attendant de trouver à me caser. »5

À lire les propos de Luja, l’on perçoit le désarroi d’un homme qui pourtant avait déjà dû s’accommoder à maintes reprises avec les aléas de la vie. Malgré le soutien de ses beaux-parents qui l’ont accueilli avec Liny et Anny à la « Ferme de Mangarnier » en Marne, exploitation qu’ils gèrent depuis leur départ du Luxembourg au début des années 1920, Luja refuse à tout prix de se plier aux conditions de vie qu’il a trouvées en France et au Luxembourg depuis son retour en Europe. Dans sa lettre du 18 mai 1928 au collègue Ferrant, il annonce qu’il a « accepté une bonne situation comme directeur de plantations dans le Haut-Congo, région de Stanleyville ». Et d’ajouter qu’il préfère « gagner largement ma vie dans un beau pays qui m’intéresse que de végéter par ici où la lutte pour la vie est à outrance ».6

S’ensuit donc ce séjour en famille de trois ans dans le Kivu avant le retour définitif au Luxembourg à la fin de l’année 1931 après avoir habité quelques mois à la « ferme Mangarnier ». Dès-à-présent, comme le note Marcel Heuertz (1904-1981), « cet homme généreux qui n’avait jamais su tirer profit matériel de son labeur, fut accueilli par l’Administration des Ponts et Chaussées à Luxembourg, qui le chargea de la surveillance des plantations routières et des travaux d’aménagement de certains parcs publics. Sexagénaire, habitué à d’autres horizons, il continua sa besogne, modestement, courageusement, pour subvenir aux besoins de sa famille. »7

Et à Marcel Heuertz d’ajouter quelques détails sur les dernières années d’Edouard Luja : « Dans son petit appartement de l’avenue Pasteur, entouré de quelques panoplies de collectionneur qui constituaient le dernier résidu de ce qu’il avait distribué avec tant de largesse, il rédigea encore, d’une main déjà défaillante, plusieurs récits de voyage intéressants et émaillés d’observations personnelles. Cet homme d’action n’a pas écrit beaucoup, mais son matériel de collection a fourni le sujet à un nombre considérable de publications scientifiques, élaborées dans les laboratoires les plus divers ».8

Collectes d’objets et transferts de savoirs naturalistes

Aussi intéressante que soit son œuvre, il ne faudrait pas perdre de vue que Luja n’est pas une exception dans le contexte des transferts de connaissances à l’époque du colonialisme, mais un acteur au sein d’un, voire de plusieurs réseaux tant scientifiques que commerciaux. Sa participation aux transferts d’objets et de savoirs naturalistes est liée à son intégration professionnelle dans les réseaux économiques du colonialisme belge, de même qu’à son engagement auprès de la Belgo-Mineira.

Il faut également souligner que les transferts de connaissances opérés par Luja sont avant tout d’ordre matériel. Ses activités en tant qu’agronome sous les Tropiques lui permettent de vivre sa passion, à savoir l’exploration naturaliste de terrain. C’est ainsi qu’il se fait principalement un nom en tant que découvreur d’espèces végétales, de poissons et d’insectes. Au total, on attribuera à Luja la découverte d’environ 80 nouvelles espèces de plantes et de 130 nouvelles espèces animales, principalement des insectes, dont des fourmis et des termites.

Ce sont avant tout ses collections entomologiques, en particulier celles de fourmis et de termites, qui suscitent un vif intérêt chez les directeurs et les conservateurs de musées d’histoire naturelle et d’instituts de recherche, comme par exemple le Lloyd Museum à Cincinnati aux États-Unis, le Musée du Congo belge (nom officiel depuis 1960 : « Musée royal de l’Afrique Centrale ») à Tervuren, le Jardin botanique de Bruxelles, ainsi que le Musée d’histoire naturelle à Luxembourg, alors en construction. Deux biologistes jouent un rôle de premier plan dans ces transferts matériels de la part de Luja : Henri Schouteden (1881-1972) et Victor Ferrant.

Avec Victor Ferrant, le conservateur de la section d’histoire naturelle du Musée national du Luxembourg, Luja noue une amitié qui durera pratiquement toute leur vie. Pendant ses séjours au Congo belge, au Mozambique et au Brésil, ils entretiennent une correspondance continue. Dans ces lettres, Luja mentionne les collections qu’il fait parvenir au conservateur du Musée national du Luxembourg et avant tout à Schouteden, éminent zoologiste et entomologiste du « Musée du Congo belge » : « Je viens de faire un envoi important pour Tervuren composé de cinq caisses. Une caisse contient un beau nid de fourmis, Crematogaster spec., probablement. Les quatre autres renferment des nids de termites que j’ai déterrés dans les plaines herbeuses. Ces nids au nombre d’au moins une vingtaine (j’ai oublié de les compter) appartiennent tous à la même espèce, mais il y en a de toutes grandeurs. J’ai étiqueté deux beaux nids avec prière à Monsieur Schouteden de les envoyer à l’occasion ».9

En guise de reconnaissance, Ferrant et Schouteden font connaître leur collègue dans les milieux scientifiques en Europe. C‘est par ce parrainage que Luja entre en contact avec le Belge Emile De Wildeman (1866-1947), mais surtout avec des entomologistes et des myrmécologues de renom comme le jésuite Erich Wasmann (1859-1931) qui vit et travaille à la maison des écrivains jésuites (« Schriftstellerheim des Jesuitenordens ») à Luxembourg, ainsi que le professeur de l’université de Bonn August Reichensperger (1878-1962). Au-delà de ce cercle étroit, Luja noue des contacts directs et des liens indirects avec d’autres chercheurs. Dans sa petite biographie consacrée à Edouard Luja, Marcel Heuertz énumère plus de quarante naturalistes européens qui se sont intéressés aux découvertes et aux collections de l’agronome et biologiste Luja.

La contribution botanique et agronomique la plus importante de Luja est celle de la découverte et de la diffusion d’une nouvelle espèce de caféier. C’est lors de sa première expédition congolaise à la fin du XIXe siècle qu’il a trouvé cette espèce végétale, dont le nom scientifique est « Coffea canephora Pierre var. robusta », denrée mondialement connue sous le nom de « café Robusta ». Luja expédiera un grand nombre de graines vivantes de « Coffea canephora » à L’Horticole Coloniale, société commerciale de Lucien Linden. Celle-ci contribuera de façon décisive au succès de la culture du « café Robusta ». Les premiers plants de « café Robusta » ayant pu être reproduits avec succès, rien ne va plus s’opposer à l’essor de sa culture en Asie du Sud-Est, en raison de son prix et de sa résistance aux milieux et climats tropicaux.

Luja est en revanche un érudit qui publie peu. Par contre, il écrivait beaucoup comme en témoigne sa correspondance avec Victor Ferrant. Il y expose de façon détaillée ses découvertes et ses observations en sciences naturelles. Parmi ses publications mentionnons en premier lieu ses récits de voyages d’exploration au Mozambique et au Brésil, ainsi que ses articles portant sur les fourmis coupeuses de feuilles, ou encore sur les espèces de termites et de fourmis de la région du Congo. Dans tous ses écrits, Luja fait preuve d’un style rédactionnel de qualité, agréable à lire. Pour preuve, citons un passage de son étude intitulée « Les serpents venimeux du Brésil » qui décrit un combat mortel entre une vipère et un serpent Mussurana : « Subitement la vipère se jette sur le corps de l’ennemi, lui enfonce ses dents venimeuses et attend. L’effet attendu par une longue expérience ne se produit pas, car le Mussurana est insensible au venin de la vipère. Entretemps il a enlacé son ennemi, resserre de plus en plus ses volutes en cherchant à atteindre le cou de la vipère. Ouvrant largement la gueule il lui broie la tête, la triture et commence à engloutir lentement son ennemi. Il n’a plus qu’à s’étendre et digérer son plantureux repas. »10

Prises de position colonialistes et post-colonialistes

Dans les publications de Luja – qu’elles soient récits de voyage ou études naturalistes –, sujet, subjectivité et marques subjectives structurent un discours caractérisé par une certaine modération et retenue. Ce discours se distingue singulièrement de la prose utilisée par Luja dans ses lettres adressées à Victor Ferrant. Mentionnons dans ce contexte ses remarques concernant le système d’exploitation colonial basé sur la soumission sans appel de la population africaine : « De temps en temps de mauvaises têtes cherchent à mettre tout en désordre, mais par une prompte et énergique intervention, tout rentre dans le calme »11. Relevons également ses partis-pris et autres préjugés du genre « [l]e Brésilien n’est pas intéressant du tout et sa civilisation est encore très rudimentaire dans la campagne. Sa mentalité équivaut à celle du nègre et je marchais mieux avec les nègres qu’avec les gens d’ici »12 ou « une race de fainéants et de crapules comme jamais je n’en ai rencontré »13. Par contre, dans ses publications Luja s’abstient de toute remarque vulgaire.

Comment expliquer cette variabilité dans le discours de Luja ? Il importe de rappeler que ses lettres du Congo et du Brésil datent des années 1899-1924 et 1928-1931. Celles-ci traduisent l’opinion instantanée et non-filtrée de Luja à cette époque. Par contre, une quinzaine d’années après avoir œuvré au service de sociétés coloniales belges et de la Belgo-Mineira, il revient sur ses voyages et séjours extra-européens tout en reprenant une bonne partie des informations qu’il avait adressées jadis à son ami Ferrant. Mais en les adaptant aux opinions et convictions qui furent les siennes à la fin de sa vie. Fini le temps des séjours coloniaux ! Bien loin le temps brésilien ! Ce qui reste finalement, ce sont des souvenirs filtrés et sélectifs rehaussés par l’engagement pour les sciences naturelles.

Un regard actuel sur Edouard Luja et son œuvre

Dans l’histoire des sciences naturelles au Luxembourg, la vie et l’œuvre d’Edouard Luja occupent une place particulière. De par ses parcours professionnels, l’agronome, l’horticulteur, le biologiste et l’explorateur Edouard Luja peut être considéré comme celui qui fait le « go-between » entre l’Afrique centrale et l’Europe, mais également entre le « Novo Mundo » et l’Ancien Monde.

Ce messager scientifique « entre les mondes » n’est pourtant pas un personnage neutre, puisqu’il agit en tant que « colonial » ou en tant qu’employé d’une multinationale européenne. En d’autres termes, la carrière de Luja ne saurait être appréhendée en faisant abstraction du colonialisme belge, voire belgo-luxembourgeois et de la politique expansionniste du « global player » luxembourgeois en Amérique australe, à savoir l’Arbed. Sa trajectoire s’effectue au cœur de systèmes d’appropriation profondément inéquitables et inhumains, c’est-à-dire le système colonial en premier lieu, et plus accessoirement, le système postcolonial.

Située dans ce contexte, l’exclamation de Batty Weber « Sachen habt Ihr, die in keinem andern Museum zu finden sind » revêt une signification et une portée idéologique bien différentes que celles véhiculées par le feuilletoniste à la veille de la Grande Guerre.

1 Batty WEBER 1914. « Abreißkalender ». In : Luxemburger Zeitung, 4. Februar 1914, Morgenausgabe.

2 Le présent article se base en partie sur les textes que nous avons publiés dans la plaquette Photographies d’Edouard Luja au Congo et au Brésil. (Textes : Claude Wey ; traductions : trans@ - Steinfort), MnhnL, 2016, Luxembourg. Ainsi que dans notre étude intitulée « Chasseurs de plantes, botanistes et naturalistes luxembourgeois au Brésil (XVIIe - XXe siècles) ». In : Bulletin de la Société des naturalistes luxembourgeois 115: 11-78, voir surtout pp. 34-50 et pp. 67-68. Un inventaire détaillé des références bibliographiques et documentaires intitulé « Edouard Luja (1875-1953). La ‘vie globale’ d’un naturaliste au temps du colonialisme : Sources et Bibliographie » peut être consulté sur le site du Land (www.land.lu) à partir du ??

3 Sanjay SUBRAHMANYAM, 2018. Comment être un étranger. Goa, Ispahan, Venise (XVIe-XVIIIe siècle). Éditions Points, Collection Points Histoire, Paris : p. 13.

4 Edouard LUJA, 1953. « Voyages et séjour au Brésil, État de Minas Geraes (1921-1924) ». In : Bulletin de la Société des naturalistes luxembourgeois 57: pp. 34-63 ; voir p. 62.

5 Lettre du 4 janvier 1928 envoyée par Edouard Luja de Mangarnier/Marne à Victor Ferrant. Archives du MnhnL, fonds Edouard Luja.

6 Lettre du 18 mai 1928 envoyée par Edouard Luja de Mangarnier/Marne à Victor Ferrant. Archives du MnhnL, fonds Edouard Luja.

7 Marcel HEUERTZ, 1954. « Edouard Luja 1875-1953 ». In : Archives, Tome XXI, Nouvelle série de l’Institut Grand-Ducal de Luxembourg, Section des Sciences naturelles, physiques et mathématiques. Luxembourg : pp. 23-33 ; voir surtout p.27.

8 Ibid. ; voir p. 29.

9 Lettre du 22 juillet 1912 envoyée par Edouard Luja de Kondue/Congo à Victor Ferrant. Archives du MnhnL, fonds Edouard Luja.

10 Edouard LUJA, 1947. « Les serpents venimeux du Brésil ». In : Bulletin de la Société des naturalistes luxembourgeois 52: pp. 8-13 ; voir p. 12.

11 Lettre du 11 juillet 1913 envoyée par Edouard Luja de Kondue/Congo à Victor Ferrant. Archives du MnhnL, fonds Edouard Luja.

12 Lettre du 30 mars 1922 envoyée par Edouard Luja de Monlevade/Brésil à Victor Ferrant. Archives du MnhnL, fonds Edouard Luja.

13 Lettre du 24 novembre 1921 envoyée par Edouard Luja de Monlevade/Brésil à Victor Ferrant. Archives du MnhnL, fonds Edouard Luja.

Claude Wey
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