Renseignement

L’autre briefing

d'Lëtzebuerger Land vom 19.04.2013

Luc Frieden, CSV, n’a gardé aucun souvenir du briefing que sont venus faire au ministère d’État, en présence du Premier ministre Jean-Claude Juncker, les trois anciens fonctionnaires les plus célèbres du Service de renseignement luxembourgeois : Marco Mille, leur chef, Frank Schneider, le chef des opérations, et André Kemmer, agent opérationnel. Pourtant les sujets qui furent abordés lors de cette réunion, dont le date reste très approximative (janvier 2006, selon les uns, fin 2006 ou début 2007, pour d’autres), auraient dû en principe marquer la mémoire du ministre de la Justice de l’époque : les représentants du Srel sont venus faire une présentation du « cas » Gérard Reuter, l’ancien plus haut magistrat du grand-duché, dégommé de son perchoir de la Chambre des comptes en 1999 pour faute morale et bien davantage sans doute. À l’époque de ce briefing, l’enquête judiciaire semble piétiner, faute de preuves et en raison de l’inexistence d’une loi sur le trafic d’influence. Le non-lieu interviendra le 8 mars 2007. Le Srel a-t-il cherché à influencer le cours de la justice et à réhabiliter un magistrat aux mauvaises fréquentations ? Gérard Reuter, dans un entretien au Land, assure avoir été victime d’un coup monté de ses ennemis de la magistrature qui ne lui auraient jamais pardonné la fronde qu’il a menée contre la promotion de Robert Biever comme procureur d’État. Peu après le briefing, Reuter, couvert de dettes, sa pension de 7 000 euros mensuels étant saisie en grande partie, sortira du « trou à rat » dans lequel il habitait pour se faire loger aux frais de la princesse dans un appartement que le Srel mettra à sa disposition à Bascharage. Les frais occasionnés par l’entretien de cette « source » (Reuter dément avoir été un agent du Srel) passaient par le compte d’André Kemmer. Et comme il s’agit d’une « source », seul un juge d’instruction peut être informé de l’identité de celui qui est logé dans ce genre d’appartement et du pourquoi du comment. Reuter y habite toujours, mais le loyer est désormais payé par la firme d’intelligence économique Sandstone de Frank Schneider. Marco Mille, peu avant son départ pour Siemens, lui aurait demandé un service : reprendre le bail de l’appartement, avec l’engagement oral qu’« on » le remboursera. Sandstone n’en aurait pas vu un centime, malgré l’insistance de son dirigeant auprès du successeur de Mille pour la prise en charge indirecte. Reuter interprète pour sa part ce « coup de pouce » des autorités comme un « dédommagement moral ». N’était-ce pas plutôt une opération de contre-espionnage destinée à exfiltrer un homme dont on dira lors du briefing de 2006 qu’il fut recruté par des barbouzards du renseignement français en 1997 ? Ou un petit arrangement entre amis ? L’un des principaux points à l’ordre du jour de la réunion au ministère d’État furent les comptes bien garnis de Pascal Lissouba, ancien président du Congo-Brazzaville – en exil, écarté du pouvoir en 1996 par Denis Sassou Nguesso (les deux dirigeants africains sont d’ailleurs des francs-maçons) – auprès de la Bayerische Landesbank International (Balaba). Juncker et Frieden se feront expliquer comment l’ex-dirigeant congolais a cherché, notamment via Reuter, à récupérer son magot pour le mettre à l’abri des convoitises du nouvel homme fort du Congo-B et de son clan. Une première tentative d’appropriation échoua au Luxembourg, en raison d’une erreur dans la communication d’un des numéros de compte. Lissouba avait mandaté un ressortissant tunisien, Noureddine Hargam, qui se présentera comme son « ministre conseiller », pour avoir procuration sur ses comptes au Luxembourg. C’est à ce stade qu’entre en scène la franc-maçonnerie et un fonds prétendument charitable domicilié en Belgique : un homme d’affaires français nommé Michel Renard (dont une des sociétés à Paris travaillait pour Siemens), dont on subodore l’appartenance au renseignement français ou l’une de ses officines occultes, demande à Hargam de transférer de Balaba vers l’Arab Tunisian Bank de Tunis près de 187 millions de dollars sur les comptes du Fonds international pour le développement humanitaire (FIDH) : manière de blanchir l’argent sous le couvert de programmes humanitaires en Afrique contre une commission de 15 millions de dollars si l’opération se réalisait. Cette commission devait aller sur une société écran des Îles vierges britanniques, Risol Overseas Ltd, pour des intermédiaires qui se seraient ensuite partagés l’argent. Les noms de Renard, mais aussi des proches de l’affaire Elf, comme Jacques Monsieur ou André Tarralo, furent cités. Ce qui semble confirmer la thèse de la barbouzerie. La constitution en mars 2000 du FIDH fait apparaître cinq noms : outre Michel Renard, on y trouve Gérard Reuter, probablement pour les bonnes connexions qu’il avait encore au Luxembourg et son passé de magistrat, et celui de deux Français Eric Van Audenhove, ingénieur conseil du Var, et Antoine Lozano, conseil en développement de programmes humanitaires. Les deux hommes avaient un casier judiciaire en France : l’un pour abus de confiance et le second pour escroquerie. Le cinquième personnage, Nabbil Jabbar, un conseiller financier américain habitant Tampa, proche du président libérien Charles Taylor, affichait un profil tout aussi intrigant pour un travailleur de l’humanitaire : il aurait été une des balances dans un scandale lié à une secte aux États-Unis, Greater Ministry, et aurait bénéficié de la clémence des juges pour ses révélations. Se disant apparentés à l’Ordre souverain de Saint Jean de Jérusalem, une branche de la franc-maçonnerie sur laquelle pèsent des doutes sur l’authenticité de sa filiation avec l’ordre « original » des templiers à Malte, les « maîtres » et « gouverneurs » font le tour des grands de ce monde à la récolte d’argent pour financer leurs programmes : action de déminage en Bosnie, traitements de déchets à Saint Domingue ou au Sénégal, hôpital à Rome grâce à des accointances avec des proches de Lucio Gelli, ancien grand maître de la loge P2, qui sera contacté via son avocat italien. Le roi des Belges Albert aurait lui-même été mystifié, le président russe Poutine fut sollicité. Gérard Reuter se présente lui aussi comme une victime de Renard, jugeant s’être montré « trop naïf » envers ses partenaires qui comptaient sur lui pour ouvrir des portes dans les banques : KBL, Crédit Lyonnais Luxembourg, Barclays à Monaco. Un important transfert, près de 200 millions de dollars, devant provenir des États-Unis par l’intermédiaire de Jabbar sera repéré par les autorités américaines. Les montants seront transférés, mais pas dans le Fonds humanitaire (qui n’a plus d’activité visible depuis 2003), ni dans le banque prévue, l’UEB de Monaco, indique Gérard Reuter, qui après cet épisode, assure avoir démissionné de FIDH, et avoir parallèlement alerté le procureur en Belgique, sans toutefois pouvoir faire la démonstration documentée de cette dénonciation. FIDH se retrouve dans le capital de deux sociétés luxembourgeoises : HCS Funding (on y trouve Jabbar, mais aussi un certain Ronald Achs, un autre Américain), répertoriée au Registre de commerce à sa constitution en novembre 2000, mais jamais immatriculée, et Sevren Holding. Des dénonciations à la Cellule de renseignement financier auraient également été introduites, mais l’Administration judiciaire n’a pas été en mesure de confirmer cette information. Des documents furent mystérieusement retrouvés au domicile de Reuter ou de certains de ses proches, parmi lesquels les photocopies du passeport de Lissouba, mais aussi de celui de l’Israélien Zeev Zachary, un marchand d’armes proche d’Arcady Gaydamak qui lui servit d’ailleurs de faux nez dans Premium Fund pour cacher l’argent de l’Angolagate (lire ci-contre). Lorsque les liens furent coupés avec le FIDH, Gérard Reuter se reconvertira comme avocat (lire aussi page 8) en travaillant avec son homologue Mike Erniquin, qui, comme lui, a été temporairement suspendu du barreau pour des raisons disciplinaires. C’est d’ailleurs à cet avocat que Frank Schneider et Sandstone, mandatés par le fonds vautour américain Elliott Management, ayant racheté une partie de la dette souveraine du Congo-B, confieront initialement la mission de retrouver l’argent « mal acquis » de Lissouba à la Balaba. Mais les fonds auraient disparu, ce qui ajoute une couche au mystère. Erniquin fera travailler Reuter sur le dossier congolais, mais sans le payer. Puis le fonds US, via son intermédiaire luxembourgeois, fit transférer le dossier au cabinet de l’avocat Gerry Osch, qui n’eut pas le temps de finaliser un recours en recouvrement des fonds. Il s’est suicidé un jour de janvier 2012.

Véronique Poujol
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