La propriété intellectuelle en question

L’Europe mercantile

d'Lëtzebuerger Land du 25.09.2020

Ce n’est pas la première fois, une fois de plus seulement à désespérer de l’Europe (ou de l’une de ses instances). L’Office de l’Union européenne pour la propriété intellectuelle vient en effet, il y a une semaine, de faire perdre à l’artiste anglais Banksy (tout le monde le connaît, au plus tard depuis l’autodestruction de l’œuvre Girl with Balloon) sa marque déposée, en 2014, pour une autre image, sur les murs de Cisjordanie, d’un manifestant masqué lançant un bouquet de fleurs. Un fabricant de cartes de vœux, au nom de Full Colour Black, il faut de l’imagination, a protesté en 2018, accusant Banksy d’avoir agi de mauvaise foi, sans aucune intention d’utiliser la marque.

L’Office, lui, dans sa décision contre l’artiste a avancé deux raisons, deux arguments. Avant de reprendre la démonstration du vulgaire vendeur de chromos, il a spécifié que la protection de ses droits exigerait de Banksy l’abandon de son anonymat, qui interdirait (on croit rêver) de l’identifier comme le propriétaire indiscutable de l’œuvre. Ce qui n’a pas empêché de le condamner à payer les frais de justice, on peut toujours se reporter à son représentant légal.

Très sérieusement, l’Office a entériné le point de vue que la marque déposée du Lanceur de fleurs, n’avait pas à être protégée, aucune intention n’existant d’utiliser l’œuvre pour commercialiser son bien ou fournir des services. C’est l’artiste dans le mercantilisme (qu’on lui reproche souvent, à tort d’ailleurs), pour mieux répondre sans doute à l’esprit de l’Union européenne. Peut-être que les services de l’Office n’ont rien fait d’autre que d’appliquer leurs règlements ; si tel était le cas, on verra, Banksy a deux mois pour faire appel, cela ne ferait que confirmer une piètre image de l’Europe. La propriété intellectuelle, certes, on veut bien la protéger, mais il faut pour cela qu’elle commence par rapporter.

Attardons-nous à l’image de notre manifestant bienveillant, pacifiste, elle a balisé ton chemin au début de l’année entre Jérusalem et Bethléem. Il y a celle, on la pense originelle, non loin de Shepherds’ Field, puis une autre, où une branche d’olivier a remplacé les fleurs, enfin celle du Walled Off Hotel, avec sa pire vue d’hôtel, sur le mur de séparation de l’autre côté de la rue. Là, dans une sorte de raffinement baroque, l’image s’est faite triptyque, et si le manifestant sur le tableau du milieu est resté plus ou moins le même, à gauche, c’est un bouquet de réel pris dans le cadre qu’il s’apprête à lancer. C’est dire, passant de l’une à l’autre des images, l’amplitude de la manière de Banksy.

La décision de l’Office, aussi scandaleuse qu’elle soit, met quand même en lumière une réelle ambiguïté, voire contradiction, de Banksy, tiraillé entre ses origines dans le street art et ses aboutissements dans les salles de vente du marché de l’art. Nœud gordien qu’il tranche à sa façon. L’argent qu’il peut gagner (malgré lui ?), il le prend pour financer par exemple un centre de soins pour enfants en Cisjordanie, pour affréter un bateau de secours aux migrants en Méditerranée. Et retour à sa case départ, il a tagué récemment le métro londonien pour inciter ses concitoyens au port du masque : If you don’t mask – you don’t get. Lui-même, bien sûr, continuera à avancer masqué, en aimant démasquer.

Lucien Kayser
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