Friches industrielles

La nationalisation qui ne dit pas son nom

d'Lëtzebuerger Land du 26.04.2013

Difficile de trouver l’entrée Rue Emile Mark à Differdange, soit en plein centre-ville, on entre par un petit chemin de traverse entre deux maisons de cette longue rangée de maisons mitoyennes d’ouvriers dont les jardins donnent sur ce qui fut une cité interdite jusqu’à il y a quelques mois. Le long des molochs de bâtiments qui constituent le site d’Arcelor-Mittal Differdange, les habitants se sont aménagés des espaces de vie avec nains de jardin, bacs à fleurs, meubles en plastique et linge étendu au soleil.

Désormais, on peut emprunter cette ancienne voie de secours pour rejoindre un des trois halls désaffectés par le sidérurgiste, des halls qui lui servaient d’ateliers d’artisanat – menuiserie, serrurerie, électricité, moulage – et que la commune vient de reprendre avec un bail sur trente ans. Elle y installera sa Kreatiffabrik, rebaptisée 1535°C – The burning network for creative people par l’agence de pub Rose de Claire suite à un concours d’idées. En ce moment, il n’y a pas encore grand chose à voir, à part le récent European Forum of History and Arts réunissant une centaine d’étudiants européens, qui ont terminé leur séminaire de plusieurs jours par une exposition éphémère appelée Cross Border, qui fut ouverte au public pendant une journée, la semaine dernière. « Pour les habitants de Differdange, c’était inouï de pouvoir entrer sur le site qu’ils n’avaient jamais vu que de l’extérieur, obligés de passer devant, raconte Tania Brugnoni du service culturel de la Ville, désignée responsable de l’exploitation du 1535. Beaucoup d’entre eux étaient simplement subjugués ! »

Mais depuis, les pelleteuses ont repris le dessus : la Ville fait installer des réseaux électriques et de chauffage – à pellets de bois – autonomes pour ses trois halls, délimités de l’usine toujours en exploitation par une simple clôture. En tout, le site fait 160 ares, les trois bâtiments offrent plus de 15 000 mètres carrés bruts, dont le premier, le plus grand, comporte à lui seul 7 600 mètres carrés sur deux étages. C’est celui qui sera viabilisé et exploité en priorité, les premiers locataires, une entreprise du secteur médias avec une soixantaine d’emplois1, y emménagera à la rentrée en automne.

En fait, en visitant le bâtiment, on se dit qu’il pourrait presque être utilisé tel quel, avec une couche de peinture et quelques rafistolages côté sanitaires ou isolation... Dans le grand espace du rez-de-chaussée qui servira d’open space d’ici quelque mois, tout est en place, comme si les menuisiers l’avaient quitté hier : machines fonctionnant encore, meubles, casques, bleus de travail et même bottes y restèrent proprement rangés. Conservatrice de formation, Tania Brugnoni ferme méticuleusement les portes derrière elle durant la visite, de peur de voir disparaître en pièces détachées ce patrimoine industriel qu’elle respecte tant. Elle a pris contact avec le Service des sites et monuments nationaux afin de leur confier les machines, mais aussi les moules et autres ustensiles pouvant servir à la sauvegarde d’un savoir-faire industriel qui a forgé l’identité et la richesse de toute une région.

Arcelor-Mittal n’y a visiblement attaché aucune valeur, quittant le site en le laissant tel quel, avec tout le brol qui y restait. « Moi, je trouve que c’est parfois une aubaine de ne pas être riche : ça rend inventif ! » s’enthousiasme pourtant Tania Brugnoni. Consciente que la Ville de Differdange ne pourra y dépenser de sommes faramineuses – elle investira 3,5 millions d’euros pour une réhabilitation minimale –, en l’absence de tout soutien étatique jusqu’à présent et convaincue que le concept ne pourra fonctionner qu’avec des loyers extrêmement bas2, elle a soigneusement stocké tout le mobilier encore récupérable. Le bureau d’architectes Jean-Paul Carvalho fait une restauration minimale, extrêmement respectueuse du patrimoine historique, travaillant avec des solutions box-in-the-box au premier étage pour y installer des salles de classe ou sauvant à chaque fois un bout de mur ou un bloc de douche ou de sanitaires afin d’essayer de garder un peu de l’esprit du lieu.

La Kreatiffabrik, qui se base sur d’autres exemples européens de reconversion industrielle comme la Malterie de Lille, la Spinnerei de Leipzig ou la Creative Factory de Rotterdam, offrira des espaces de travail à des professionnels de l’industrie créative, tous métiers confondus, design, arts plastiques, musique, film, gaming, technologies de la communication, médias, arts du spectacle. Différentes formules – atelier individuel, poste de travail dans l’open space, studio photo loué à la séance... – permettront d’offrir des solutions à toutes sortes de demandes et de budgets. Les locataires, qui pourront emménager dès le printemps 2014, seront sélectionnés sur dossier, « dont nous n’analyserons pas la qualité du travail artistique, mais l’esprit, si la personne s’intègre dans notre concept » insiste Tania Brugnoni. Concept dont le volet interaction avec les autres locataires, mais aussi avec les habitants de Differdange, constitue un volet essentiel. Quelque 70 demandes ont déjà été déposées depuis la conférence de presse de présentation du 8 avril, ce qui n’est pas étonnant, vu la pénurie d’espaces de travail à prix raisonnables au Luxembourg. Les responsables de la Ville de Differdange espèrent ainsi pouvoir créer entre 300 et 400 emplois sur le site et donc non seulement exploiter le potentiel urbanistique d’une telle surface, mais aussi réussir une relance économique et, pourquoi pas, démographique.

« L’explosion » de Belval À une dizaine de kilomètres à peine de là, une autre reconversion d’une friche industrielle, celle de Belval, est presque achevée. Sauf que là, elle s’est faite avec les grands moyens, classée « priorité des priorités » par le gouvernement en 2000, lorsque l’État a fondé la société d’exploitation Agora à 50/50 avec le propriétaire du site Arcelor-Mittal. « Aujourd’hui, quand on regarde, Belval est une vraie explosion ! » estime Robert Kocian, marketing manager d’Agora. Sur les 120 hectares que constituait tout le site, 90 hectares furent constructibles, dont l’État occupe à lui seul 39 pour cent pour ses infrastructures (Université, Rockhal, bâtiments administratifs, hauts-fourneaux,...) pour lesquelles il investit un milliard d’euros et dont la première partie est déjà terminée, alors que la deuxième, l’Université, sera achevée en étapes entre 2014 et 2017. Le marché privé y a déjà construit 90 000 mètres carrés de surfaces de bureaux et de commerce, équivalant à entre 3 500 et 4 000 emplois, et 550 unités de logement. En 2011 (dernier bilan disponible), le chiffre d’affaires d’Agora a dépassé les 106 millions d’euros (dont 92 millions résultent des ventes de terrain à l’État). Robert Kocian estime la fin du développement à une douzaine d’années encore, les principaux travaux d’infrastructures et de réseaux étant achevés, tout comme le gros des planifications, « mais tout dépend aussi du cycle économique, ajoute-t-il. Je ne vous apprends rien en affirmant que nous ne sommes pas aujourd’hui dans une phase d’accélération ! »

Mises en garde des auditeurs européens Il rejoint ici le constat dressé par le rapport spécial n° 23 de la Cour des comptes européenne intitulé Les actions structurelles de l’Union européenne ont-elles contribué avec succès à la régénération des friches industrielles et militaires ?, que vient de présenter, le 18 avril, Henri Grethen, membre luxembourgeois de ladite Cour et responsable de ce rapport. Le contrôleur de la gestion de l’argent public européen y conclut, sur base de l’analyse de 27 sites dans cinq pays européens ayant reçu des soutiens de l’ordre de 231 millions d’euros (de la part du Feder, Fonds européen de développement régional, essentiellement), que, si « la plupart des projets ont atteint leurs objectifs en matière de réalisations physiques », peu d’entre eux ont atteint l’activité économique et la création d’emplois voulus, ce qui s’expliquerait aussi bien par la récession économique que par « l’absence d’une bonne analyse de marché » en amont des travaux de reconversion.

Bien qu’elles se basent sur des exemples étrangers, les principales critiques de ce rapport européen pourraient aussi s’appliquer au Luxembourg : manque de répertoire des friches disponibles et du degré de leur contamination, analyse hasardeuse du potentiel et des besoins, impossibilité d’appliquer le principe du pollueur-payeur, ce qui a comme conséquence que la main publique, nationale ou européenne, doit couvrir les frais d’assainissement, peu de mécanismes prévus pour récupérer les subventions au cas où un projet génère davantage de recettes que prévu... Ce qui fait écrire les auditeurs que « les mêmes résultats auraient pu être atteints à moindre coût pour les budgets nationaux et celui de l’UE »3.

Le quintuple Or, lors de sa création, la société Agora, qui a pour objet « la valorisation, par vente, location ou tous autres moyens, des friches industrielles situées sur d’anciens sites de sociétés sidérurgiques luxembourgeoises » (soit ceux d’Arcelor-Mittal, ndlr.) a eu en charge un espace cinq fois plus grand que celui de Belval, en tout 650 hectares : onze sur la fonderie de Rodange, 80 au crassier Ehlerange et le reste sur la lentille et le crassier Terres-Rouges (deux tiers de l’envergure de ce dernier se situant sur le territoire français). Si des études de viabilisation avaient bien été faites au début des années 2000 pour ces autres terrains, aucun d’entre eux n’a encore été attaqué, celui d’Ehlerange a même été récupéré par le ministère de l’Économie pour y développer une zone d’activité. Les planifications pour Terres Rouges, classé deuxième priorité, sont les plus avancées, on y imagine une sorte de « miroir de ce qu’est Belval » selon Robert Kocian, avec un peu de logement et de l’immobilier tertiaire. Maintenant qu’on sait que l’hôpital n’y sera pas implanté et que les travaux avancent du côté français, le dossier pourrait se débloquer en parallèle à une éventuelle reprise économique et une croissance de la demande privée.

Dans le Nord À Wiltz, on connaît la chanson de la dépendance de l’intérêt privé : En octobre 2012, le ministre délégué au Développement durable et aux Infrastructures Marco Schank (CSV) a dû avouer, en réponse à une question parlementaire du député libéral André Bauler, qu’aucun investisseur ne s’était manifesté pour s’établir sur les friches de Wiltz, abandonnées depuis une quinzaine d’années. En 2010 déjà, le ministère avait décidé d’aménager lui-même les deux lentilles de la friche où fut jadis installée l’usine Tarket ; en septembre 2011, le gouvernement en conseil a déclaré cette revalorisation d’intérêt national. Désormais, le Fonds de logement est en charge d’y construire 1 200 logements et des espaces pour 680 emplois en tout. Les travaux de démolition et de dépollution, qui pourraient commencer en mai, seront donc là aussi à la charge de l’État, qui y investira une vingtaine de millions d’euros, « puis nous ferons de la promotion pour trouver aussi des investisseurs » a souligné le ministre à la Chambre des députés début avril.

Donc là aussi, c’est l’État qui revalorise un site abandonné (et pollué : il doit être complètement désamianté) par une entreprise privée. Néanmoins et malgré tout, la Cour des comptes européennes recommande que la Commission et les États membres devraient « faire primer la régénération de friches sur l’aménagement de sites vierges ».

1 Il s’agit de l’Essentiel, qui doit quitter son siège actuel à Differdange
josée hansen
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