Pour ses vingt ans, la Rockhal a réveillé des fantômes des groupes ayant écrit l’histoire musicale récente du Luxembourg. Dernier épisode : Babyoil

In Absentia

d'Lëtzebuerger Land du 24.10.2025

« D’un point de vue de l’archivage, les années 1990 et 2000 furent les pires jamais vécues », expliqua un jour Claude D. Conter à des étudiants de fac de lettres en visite au Centre national de littérature, qu’il dirigeait alors. Il s’agissait d’une de ces périodes de transition où un ancien monde se meurt alors que le nouveau n’est pas encore en place : Pendant les années 1990, le monde basculait lentement et définitivement vers le numérique. Avant qu’Internet et les clouds remplacent nos mémoires, les gens sauvegardaient leurs premiers pas claudicants vers une existence de plus en plus digitale sur des disquettes, des CD-Rom ou autres clés USB. Toute une partie de l’archive de la scène musicale luxembourgeoise a ainsi été engloutie, restant enfermée sur quelque support désormais illisible, les CDs des groupes gisant au fond de boîtiers en plastique, que seuls des nostalgiques qui ont encore des lecteurs appropriés peuvent encore jouer.

C’est le cas de Babyoil, créé en 1993 par Sébastien Peiffer et Paulo « Jim » Fernandes, dont une recherche rapide sur la toile fait surtout ressortir le parfum de tragique qui entoure la fin du groupe. Difficile en effet de parler de Babyoil sans évoquer le tragique décès de son chanteur et guitariste Sébastien Peiffer, Sebb pour les intimes, percuté par un bus un soir de mars 2012, et qui a passé quelque dix ans entre la vie et la mort, années que ses proches ont passées entre espoir et résignation.

Si les groupes ayant fait partie de cette série d’articles ont fini par jeter l’éponge pour diverses raisons comme la sécurité financière, les tensions entre les différents membres du groupe, l’incompatibilité avec le fonctionnement de l’industrie musicale ou avec la vie de famille, ce qui a sonné le glas de Babyoil était tragique au sens premier du terme : est tragique quelque chose d’irrémédiable, d’ontologiquement définitif. D’autres groupes de rock ont continué après la disparition d’un de leur membre, mais pour Babyoil il était inconcevable de continuer sans Sebb, Le cœur et l’âme de ce groupe. Pendant des années, Jim, n’arrivait plus à se consacrer à quelque activité en lien avec la musique. « La musique aurait pu m’aider, peut-être, mais dans les faits, j’ai été incapable pendant des années de jouer à la guitare, d’aller dans une salle de répétition, d’écrire de la musique. Parfois, dans un bar et, souvent, il y avait un DJ qui me connaissait et qui mettait, pour me faire plaisir, une chanson de Babyoil. Très mauvaise idée : invariablement, je sortais chialer. »

Le côté tragique de Babyoil est double, voire triple, comme le dit la sœur du chanteur-guitariste, l’artiste Séverine Peiffer. L’accident de Sebb venait faucher un jeune homme au faîte de son talent, qu’attendait un horizon musical richement rempli, à un moment où Jim et Sebb avaient décidé, assumant la voie vers un son un tantinet plus pop, plus frais, coupant les ponts avec des débuts que Jim considère aujourd’hui comme un peu trébuchants, de faire renaître Babyoil sous le nom de We Promised You September (« les flyers pour promouvoir un premier concert étaient imprimés »). En plus, l’accident coïncide avec la mise en place d’un bureau d’export qui, après des premiers pas un peu hésitants, parfois très arbitraires, aurait été à même d’accompagner le carrière de Babyoil qui, telle une larve qui n’a pas accompli sa mue, n’a pas pu se métamorphoser en la promesse contenue dans son nouveau nom. En parlant de malencontreuses coïncidences onomastiques : le titre le plus connu du groupe, celui qui a été choisi pour nommer une soirée en l’honneur de Sébastien organisée à la Rockhal, dont les entrées ont servi à couvrir (une partie) des frais médicaux, et aussi celui du groupe éphémère crée en l’honneur de Sebb, avec Pascal Useldinger de Defdump au chant, est probablement « Army of Butterflies, qui insiste malgré lui sur cette mue jamais accomplie.

Mais avant que le tragique ne se rabatte sur eux, Babyoil est un des groupes les plus persévérants que connut le Luxembourg. Créé au début des années 1990, dans ce que Pascal Useldinger avait plus ou moins désigné comme la version luxembourgeoise du « désert du réel » dont a parlé Jean Baudrillard, Babyoil est le brainchild de la rencontre entre Sebb et Jim qui, s’étant tous les deux vu recaler aux portes d’un concert de Noir Désir à Arlon, rêvent ensemble d’un groupe de rock.

Bertrand Cantat n’a pas encore tué Marie Trintignant, Till Lindemann n’a pas encore inventé la row zero et Ian Watkins, sinistre chanteur des Lost Prophets que l’on a retrouvé égorgé dans sa cellule de prison il y a une dizaine de jours, n’a pas encore été condamné pour treize crimes pédocriminels. C’est une époque où, sans forcer sur la nostalgie, l’on peut encore croire que le rock indépendant peut servir à condamner des crimes que des gens comme Watkins perpétuent à l’aide de la notoriété que la musique leur a donnée. Une époque où, comme Peiffer l’a montré avec Only A Child, il est encore possible d’écrire une chanson qui condamne sans appel l’inceste et la pédophilie sans penser aux horreurs commises par d’autres.

« Sébastien, qui jouait déjà dans un groupe, était vachement plus avancé que moi », se rappelle Jim. « Alors que moi, je savais à peine plaquer trois accords, il m’a montré le chemin qu’il me resterait à parcourir. Je me suis attelé à la tâche et nous avons commencé à répéter dans une salle au Limpertsberg. Six mois plus tard, nous jouions notre premier concert au Café Nabucco. La veille, j’ai rêvé qu’une corde se cassait pendant le concert, et c’est exactement ce qui a fini par se passer. » Encaissant l’ironie d’un destin qui leur a fait comprendre que réaliser vos rêves pouvait aussi aboutir à des situations pénibles, tout dépendant bien évidemment de la nature du rêve, le duo ne s’est pas laissé décourager par des cordes cassées.

Dans sa première constellation, Babyoil est constitué, au-delà de ses deux membres fondateurs, des deux sœurs chanteuses Natascha et Tiziana Raffaelli ainsi que du bassiste-violoniste, Yen-Ming Tsé, constellation avec laquelle le groupe enregistre, dans le garage d’un ami faisant des études d’ingénieur de son, un premier album dont Jim, sans le renier tout à fait, dit aujourd’hui peu de bien.

Selon une entrée plutôt subjective pour un abécédaire qui se veut neutre du précieux Rockbuch l’on voit Babyoil, dilapider son énergie dans les recherches infructueuses de salles de répétition. La pénurie de salles de répétition est alors à son comble au Luxembourg, et Babyoil fini par répéter un peu partout : au deuxième étage d’une ferme à Clémency, au-dessus de vaches, puis dans une autre ferme entre Syren et Moutfort, avec Metro et Versus You, puis dans le zoo de Senningen, où ça puait la bouse animalière. Ça n’est que plus tard que les choses s’amélioreront, quand ils pourront répéter à la Kufa, puis à la Rockhal, gagner en reconnaissance, à l’époque, c’est aussi mériter les clés d’une salle de répétition digne de ce nom.

À la Kufa le groupe enregistre son deuxième album Score, pour lequel ils ont décidé, une fois que les deux sœurs au chant aient quitté le groupe – « un jour, j’arrive à la salle de répétition et on me fait savoir qu’elles arrêtent, qu’elles ont même déjà arrêté » – de faire monter les enchères. Tout d’abord, le line-up change presque de fond en comble : alors que Sebb se met à chanter, on retrouve Dino D’Elicio et Claude Rafael, qui gère alors le Why Not, respectivement à la basse et à la batterie. Jim admet clairement avoir absorbé comme une éponge les différentes formes stylistiques que prenait alors le rock indé : on reconnaît, sur Score, la patte d’un grunge tel qu’en jouait Alice in Chains, d’un stoner comme le pratiquent les Queens of the Stone Age, du rock indé glam incarné avec brio par Placebo ou encore d’un postcore mélodieux inventé par des groupes moins connus comme Hell is for Heroes.

Le rêve, non pas qu’une corde de guitare se casse, mais de vivre de sa musique, les hante, et ils s’en rapprocheront toujours un peu plus au fil des années, avec des premières parties au Rock um Knuedler pour Ben Harper, à l’Atelier pour Skunk Anansie, à la Rockhal pour Kyo, des concerts à l’étranger, dont un à Berlin dans deux bus qui les acheminera, avec Inborn, Eternal Tango et Versus You, dans la capitale allemande, un tournage de clip dans les règles de l’art avec Linda Blaschette, où Jim se rappelle avoir dû tourner des scènes une dizaine de fois. Mais cela reste difficile : sans véritable cadre, sans aides au développement de carrière, sans réseautage et sans les mille possibilités qu’Internet offre aujourd’hui, les progrès sont lents. Et puis, peu après la publication du bel EP Assume Nothing, plus mélodieux encore sans pourtant rien concéder au mainstream en termes de guitares saturées et de rythmiques complexes, l’élan est brisé à jamais : alors que les Deftones continueront sans Chi Cheng, Jim tranche, aujourd’hui encore : « Babyoil sans Sebb, ça n’aurait pas été possible ». Il est peut-être significatif qu’avec We Promised You September, le quatuor voulait se rapprocher d’At the Drive-in et de Mars Volta – dont un des titres, In Absentia, sonne comme une belle épitaphe pour Sebb à qui Jim dit penser tous les jours, et plus particulièrement encore quand il joue de la musique. Ce que le temps lui a permis de faire à nouveau.

Jeff Schinker
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