Comment continuer sur la voie de l’intégration politique des 45 pour cent d’étrangers après que 78 pour cent des Luxembourgeois aient refusé de leur ouvrir l’accès au droit de vote ?

Crispation identitaire

d'Lëtzebuerger Land vom 12.06.2015

Chaque grand débat sociopolitique a ses mots, ses termes marquants, qui le structurent. Parfois, on ignore d’où ils sortent soudain, pourquoi ils sont là, mais ils se gravent dans la mémoire en rapport avec un événement. Les deux mots du référendum de dimanche furent « brader » et « diviser » : Les partisans du non trouvaient dès la sortie des urnes que le rejet, par 78,02 pour cent de la population, de l’accès au droit de vote aux législatives des résidents non-Luxembourgeois, ne devait en aucun cas impliquer que, désormais, « la nationalité soit bradée ». L’opposition politique reprochait au gouvernement Bettel/ Schneider/ Braz d’avoir « divisé la population » et envenimé le vivre-ensemble par les discussions violentes inutilement provoquées par la question, et ce jusque dans l’intimité des foyers.

Claude Wiseler, le président du groupe parlementaire CSV, trouve le fait que, malgré les mises en garde répétées du plus grand parti d’opposition sur les conséquences néfastes d’une discussion sur la participation politique des étrangers, le gouvernement ait tenu à poser cette question « irresponsable » et les polémiques provoquées « terriblement inutiles ». Trois jours après le référendum, il était ce mercredi encore énervé par les débats et la réaction du gouvernement, qui, malgré le rejet de ses trois propositions avec entre 70 et 80 pour cent des suffrages, ne montrait pas le moindre repentir et ne voulait endosser aucune responsabilité, ni pour les questions, ni pour la violence d’un certain discours xénophobe durant la campagne. « Je côtoie régulièrement la communauté portugaise, dit-il, et il y en a beaucoup d’entre eux qui se demandent aujourd’hui s’ils sont encore les bienvenus ici… »

Si la majorité DP/LSAP/Verts s’attendait depuis un moment à un rejet très clair de cette proposition d’ouvrir l’accès au droit de vote pour combler un déficit démocratique – il est difficilement concevable que 45 pour cent de la population soient exclus de la prise de décision politique –, les sondages indiquant une tendance qui allait en s’accélérant les dernières semaines (jusqu’à 64 pour cent des intentions de vote, selon le dernier sondage TNS-Ilres-RTL de juin), elle fut néanmoins surprise par l’ampleur du non. « Nous avons toujours dit durant la campagne que pour nous, il y avait deux pistes pour combler le déficit démocratique, explique le ministre de la Justice Felix Braz (Les Verts). Et que ces deux pistes étaient complémentaires : d’une part l’accès des non-Luxembourgeois au droit de vote, et de l’autre une réforme de la loi sur la nationalité. Dimanche, les gens nous ont dit qu’ils ne voulaient pas de la première piste. Nous respectons bien sûr cette décision des électeurs et allons donc explorer exclusivement la deuxième voie. »

Au tout début de la campagne pour le référendum, en février, et afin de proposer des alternatives à l’accès au droit de vote que le CSV rejetait, Claude Wiseler déposa une proposition de loi pour réformer justement la loi sur la nationalité, en en facilitant l’acquisition. La dernière réforme remonte à 2008, sous le ministre de la Justice CSV François Biltgen, qui introduisit la possibilité de la double nationalité et augmenta en parallèle la clause de résidence de cinq à sept ans. Cette loi est assez largement jugée comme une avancée notable et a été couronnée de succès : en 2014, 4 991 personnes acquirent ainsi la nationalité luxembourgeoise ; entre 2009 et 2013, elles furent en tout 20 000 à devenir Luxembourgeois. La proposition de loi Wiseler prévoit de revenir à un abaissement de la condition de résidence à cinq ans, durée sur laquelle il semble y avoir un large consensus. Mais ce texte prévoit également des modulations au niveau des conditions linguistiques, notamment de la compétence à atteindre pour pouvoir devenir Luxembourgeois, la naturalisation automatique des conjoints par mariage et surtout l’introduction du droit du sol, que les enfants nés ici deviennent automatiquement Luxembourgeois. « Dimanche, les électeurs ont dit que la nationalité doit rester le principe pour pouvoir voter, dit-il, mais son accès ne doit pas devenir un obstacle infranchissable. » Selon les sondages TNS-Ilres-RTL, 68 pour cent des personnes interrogées accepteraient l’introduction du droit du sol ; 41 pour cent l’abaissement de la durée de résidence. Mais c’est sur les questions touchant à la langue que les gens sont le plus réticents à une libéralisation.

Une des craintes post-référendum exprimée dès dimanche soir par le camp du non, que ce soit l’initiative Nee2015.lu de Fred Keup ou de nombreux internautes commentateurs sur les réseaux sociaux et dans les forums en-ligne, était que la nationalité soit désormais « bradée » . Ils promirent même de rester « vigilants » et de suivre avec beaucoup d’attention la politique du gouvernement sur ce point. La crainte principale semble se focaliser sur la défense de la langue nationale : elle est pour 35 pour cent des sondés le premier élément constitutif de l’identité nationale ; 93 pour cent la jugent importante, avant la culture et les traditions et avant les gens qui habitent le pays. « Il est évident que la langue est un élément constitutif essentiel d’une nation, affirme le sociologue de l’Université du Luxembourg Fernand Fehlen, et cela d’autant plus au Luxembourg, où la langue a été créée en même temps que l’État-nation. » Il regrette pourtant que l’État n’ait toujours pas de politique linguistique cohérente, ni d’affirmation claire en faveur du trilinguisme.

Bien que le luxembourgeois soit aussi populaire que jamais, notamment parce qu’il est couramment utilisé dans les communications électroniques (commentaires en-ligne, chats, courriels, SMS…), il y a une crainte irrationnelle dans la population qu’il soit menacé par les immigrés et les travailleurs frontaliers qui demandent au client de reformuler sa question en français ou ne disent pas « Moien » mais « bonjour » en montant dans le bus.

Une plus large ouverture pour l’acquisition de la nationalité est aussi la voie que compte suivre le gouvernement. Tout en saluant la proposition de loi de Claude Wiseler, le ministre de la Justice ne veut pas la reprendre, mais est en train d’élaborer son propre projet de loi, qu’il compte déposer d’ici les vacances d’été. Comme le prévoit le programme de coalition de 2013, « les conditions et procédures prévues pour accéder à la nationalité luxembourgeoise seront allégées ». Si l’abaissement de la durée de résidence à cinq ans fait partie des réformes prévues, le ministre écolo (issu lui-même de l’immigration portugaise) compte surtout abaisser les conditions linguistiques « dans l’intérêt d’assurer l’équité sociale » selon le programme de coalition. « Nous devons pouvoir faire des nuances dans les exigences linguistiques, explique-t-il vis-à-vis du Land, car sinon, elles ne sont pas équitables. Parce que les conditions de départ ne sont pas les mêmes, entre un fonctionnaire européen de Suède à bac plus et un ouvrier portugais qui s’échine au travail et n’a pas la force de suivre des cours après une journée sur le chantier. Nous devons être plus justes dans nos attentes sur ce point ». Felix Braz a pour ambition de flexibiliser un système trop rigide dans ses exigences, et de proposer une modulation des deux facteurs, résidence et connaissance linguistique, afin de pouvoir « donner une réponses à toutes les réalités ». Pour lui, ce ne serait nullement « brader la nationalité ».

S’il y a deux concepts de la nationalité, rappelle Fernand Fehlen, le premier politique et le deuxième ethnique, les défenseurs du oui, tout en ayant recours à la définition politique, ont voulu déconnecter la citoyenneté de la nationalité. Or, en réagissant de manière extrêmement émotive, irrationnelle, les électeurs se sont plutôt exprimés en faveur d’une nation définie par son identité et les symboles qui la constituent (dont la langue). Comme Fernand Fehlen, Claude Wiseler regrette que les débats virulents entre le camp du non et celui du oui, entre le Luxembourgeois et les non-Luxembourgeois aient envenimé l’ambiance dans la pays, « il faut maintenant apaiser les choses et rassurer nos concitoyens étrangers. » Si ni l’initiative Nee2015, ni l’ADR ne se sont opposés à une réforme de la loi sur la nationalité, le ministre et le chef du CSV sont confiants que le débat sur cette réforme pourra être mené « dans le calme et la sérénité » afin qu’un large consensus puisse être trouvé sur la question. « Pour cela, nous prendrons le temps qu’il faudra, affirme Felix Braz. Je suis déterminé, mais pas pressé. »

josée hansen
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