Entretien avec Gaston Neu

« Il ne s'agit pas d'un combat d'arrière-garde »

d'Lëtzebuerger Land du 19.02.1998

La Barreau des avocats de Luxembourg se mobilise actuellement contre une directive européenne concernant le libre établissement des avocats dans les pays membres de l'Union européenne. Cette directive permet à un avocat ressortissant de l'Union européenne d'exercer sa profession et d'avoir droit au titre professionnel dans un pays autre que celui où il a obtenu son diplôme. Et ce sans devoir passer un quelconque examen supplémentaire en droit national: l'exercice de la profession durant trois ans lui permettra d'être assimilé à l'avocat national.

Dans une première réaction, lorsque la directive a été adoptée en Conseil européen des ministres en septembre dernier, le Barreau de Luxembourg évoqua les risques d'une discrimination à rebours des avocats luxembourgeois, voire d'une prolétarisation juridique de la profession.

Le Barreau de Luxembourg contrôle actuellement l'accès à la profession d'avocat (qui est une profession réglementée par la loi). Deux examens en droit luxembourgeois, au début et à la fin du stage obligatoire de trois ans, doivent être passés pour devenir «avocat avoué». De plus, l'exercice de la profession d'avocat est incompatible avec nombre d'autres activités.

Outre la crainte d'une arrivée en masse d'avocats étrangers, alléchés par la place financière, aux conséquences catastrophiques selon les juristes - le Barreau de Luxembourg compte actuellement 627 avocats, une densité hors du commun -, le Barreau de Luxembourg perdrait tout contrôle sur les avocats s'établissant au Grand-Duché si la directive était appliquée.

Une commission spéciale du Barreau de Luxembourg a ainsi été instituée pour analyser la directive incriminée et les moyens de la contrer. Deux juristes belges ont été consultés pour élaborer un avis sur la directive et sur les possibles moyens de recours. Cet avis vient d'être remis au ministre de la Justice, en espérant que l'État luxembourgeois porte l'affaire devant les juridictions européennes. 

Dans l'entretien qu'il a accordé au Letzeburger Land, le bâtonnier du Barreau de Luxembourg, maître Gaston Neu, explique pourquoi cette directive risque de porter atteinte à la profession d'avocat et nuire aux intérêts des gens ayant recours à un juriste. En niant une attitude protectionniste, il évoque aussi la situation particulière du Luxembourg qui connaît déjà un taux très élevé d'avocats étrangers, sans que cela ait posé problème jusqu'à maintenant. Le Luxembourg serait selon lui le seul pays à connaître des conséquences néfastes si la directive entre en vigueur. D'où la détermination du Barreau de Luxembourg de tout mettre en oeuvre pour que la directive, qui est dûment adoptée par les instances européennes, n'entre pas en vigueur.

 

d'Lëtzebuerger Land: Quelle est la situation des avocats au Luxembourg ? Il y a deux décennies, seulement une poignée d'avocats prêtait serment chaque année. Aujourd'hui, les candidats à l'entrée dans la profession dépassent, selon l'année, la centaine et le nombre total d'avocats inscrits au Barreau du Luxembourg est un multiple de ce qu'il était il y a des décennies.

 

Gaston Neu: Il y a une trentaine d'années, le Barreau de Luxembourg comptait à peu près 150 avocats. À l'heure actuelle, il y en a exactement 627. Dans une large mesure, l'augmentation du nombre des avocats correspondait à un certain besoin car durant les dernières décennies, la vie et l'économie ont subi une mutation considérable. L'accroissement du nombre des automobiles a entraîné un accroissement des accidents. On a construit énormément, tant les gens privés que les firmes et les pouvoirs publics; les procès en référé et au fond ne se sont pas faits attendre longtemps. Il y a eu plus de conflits de travail. Depuis des décennies, le public est instruit systématiquement sur ses droits et beaucoup moins sur ses obligations. La société de consommation a entraîné le surendettement. Beaucoup de gens ont une tendance à attendre tout des autres sans rien vouloir donner. Les gens sont devenus agressifs.

Il y a eu les assurances défense et recours. Il y a eu les syndicats de consommateurs, des syndicats de salariés et toute une série de lobbies qui interviennent dans le financement des procès, soit partiellement, soit totalement.

Il y a eu, ne l'oublions pas, l'assistance judiciaire qui accorde aux économiquement faibles le droit à la défense de leurs intérêts.

Tout cela a entraîné une demande judiciaire et juridique considérable à laquelle a dû faire face une augmentation du nombre des avocats, tout comme d'ailleurs une augmentation du nombre de magistrats. Il y a trente ans, le Tribunal d'arrondissement de Luxembourg comportait trois ou quatre chambres. Aujourd'hui, il en a onze, et encore une très large part de ses compétences a été dévolue à la Justice de paix.

À l'heure actuelle cependant, il semble que la demande commence à fléchir. La situation économique y est pour quelque chose.

L'avenir de la place financière s'annonce dans des couleurs plus sombres. La multiplication des faillites, sans espoir pour les créanciers, explique que beaucoup de firmes abandonnent leur créance plutôt que d'exposer des frais pour chercher à les récupérer, souvent sans grande chance. Les assurances freinent leurs dépenses et préfèrent souvent arranger un dossier que de le faire plaider pendant des années. Cette situation de régression et le fait que le nombre des avocats continue toujours à augmenter, font que la situation n'est pas rose pour les jeunes: la concurrence est devenue très acharnée et certains avocats ont des revenus plus que modestes.

 

Quelle a été l'attirance du Barreau de Luxembourg pour les juristes étrangers?

 

Elle a été énorme depuis une bonne dizaine d'années.

Je vous donne quelques chiffres qui vous permettront de constater que la bienvenue souhaitée par le Barreau de Luxembourg aux avocats venant d'un autres pays des Communautés européennes a toujours été exemplaire et le restera.

Les chiffres que je vous présente ne concernent que le nombre des étrangers assermentés qui figurent encore aujourd'hui au tableau; ils ne reprennent pas ceux qui ont quitté le Barreau de Luxembourg. Si au début des années 1980/81, une bonne trentaine d'avocats, au total, étaient assermentés par année, ce nombre ne comprenait qu'un ou deux ressortissants étrangers. Fin des années 80, la proportion des ressortissants étrangers commence à augmenter: en 1989 sur 35 avocats assermentés, il y en avait neuf qui étaient des ressortissants étrangers. Sur 45 avocats assermentés en 1991, seize étaient étrangers; en 1993, sur 51 assermentations, il y eut 21 ressortissants étrangers et en 1994, pour une promotion de 75 assermentations, il y eut 41 étrangers, donc plus que la moitié. Le chiffre est tombé un petit peu depuis lors: en 1996, il y eut 34 étrangers sur 69 assermentations et en 1997 seulement 28 étrangers sur 79 assermentations.

Les raisons de cette véritable inondation, qui cherche son pareil à tous les autres barreaux d'Europe, sont multiples.

Il y a d'abord le fait que les jeunes avocats luxembourgeois font leurs études à l'étranger et ramènent fréquemment des épouses, des époux ou compagnes étrangères.

Il y a le fait que l'État paie toujours une indemnité aux avocats de liste II, c'est-à-dire à ceux qui font leur stage dans une étude et préparent leur examen dit d'avoué qui a lieu après trois ans de stage. Outre l'indemnité de stage, ces jeunes avocats touchent encore de leur patron une indemnité de collaboration.

D'une façon générale, le Luxembourg attire les étrangers qui considèrent notre pays, à tort ou à raison, comme un paradis terrestre où on paierait très peu d'impôts tout en gagnant gros.

Il ne faut pas non plus oublier de mentionner que le Luxembourg est considéré comme pays francophone et que devant les cours et tribunaux, la tradition veut que la procédure et les plaidoiries se fassent en français ce qui favorise l'établissement des jeunes juristes francophones des pays limitrophes qui cherchent à tenter leurs chances chez nous. Pour la France s'ajoute le fait que l'entrée dans un barreau français présuppose, après la fin des études universitaires, des études supplémentaires avec un examen d'entrée difficile.

Cependant, ces jeunes constatent souvent que la francophonie luxembourgeoise n'est que partiellement vraie et souvent ils se retrouvent devant les tribunaux saisis sur la base de procès-verbaux rédigés en allemand et qui entendent les témoins en langue luxembourgeoise.

 

Dans la situation actuelle du Barreau de Luxembourg, que pensez-vous de la directive, sur le point d'entrer en vigueur, qui vise à faciliter l'exercice permanent de la profession d'avocat dans État membre autre que celui où la qualification a été acquise?

 

Le Barreau de Luxembourg est opposé à cette directive. Il estime d'un côté qu'elle n'est pas nécessaire et que, d'un autre côté, elle risque d'aboutir à un nivellement vers le bas de la qualification de l'avocat. De plus, nous estimons que la procédure d'adoption de la directive a été illégale en ce qu'elle a été adoptée à la majorité, le ministre de la Justice luxembourgeois ayant voté contre, alors qu'à notre sentiment elle aurait dû être acceptée à l'unanimité.

 

Que prévoit cette directive?

 

Le principe de la directive veut que tout avocat en provenance d'un État membre de l'Union européenne a le droit d'exercer à titre permanent dans tout autre État membre. Il doit seulement, pendant une durée de trois ans à partir de son inscription au barreau de l'État où il s'établit, travailler sous son titre professionnel d'origine, d'où le nom de «home title » que l'on donne à cette directive

 Par exemple, un avocat allemand peut s'établir, sans problèmes, au Grand-Duché, mais devra exercer pendant trois ans, non pas sous le titre d'avocat mais sous le titre de «Rechtsanwalt». Dès son établissement au Grand-Duché, il pourra consulter non seulement en droit allemand, en droit communautaire ou en droit international, mais également en droit luxembourgeois qu'il n'a cependant jamais appris.

Passé le délai de trois ans, à condition de pouvoir prouver que son activité a été effective et régulière dans le pays d'accueil et qu'il prouve avoir exercé également dans le droit de ce dernier, l'avocat sera tout simplement assimilé à l'avocat luxembourgeois ou de tout autre pays d'accueil où il a pu s'établir. Le seul contrôle que l'État d'accueil puisse faire, c'est de lui demander la preuve du nombre et de la matière des dossiers traités.

Après avoir travaillé trois ans dans un État d'accueil, sans pouvoir justifier d'une activité dans le droit national de l'État d'accueil, il peut cependant toujours demander à être assimilé à l'avocat national sur base de ses expériences professionnelles, de ses participations à des cours ou à des séminaires en droit du pays d'accueil.

On peut donc constater qu'il n'y a pas de véritable contrôle des connaissances mais seulement maintien de l'activité. En somme, la formation est tout à fait pratique et se fait au fil des dossiers... éventuellement au détriment du client.

Il n'y a pas de patron de stage qui puisse conseiller. Sur toute la ligne, le seul contrôle est celui de ce que l'avocat a fait pendant trois ans et non pas de ce qu'il sait.

Si vous tenez compte du nombre déjà élevé d'avocats travaillant à Luxembourg et de la concurrence acharnée qui s'en dégage, il est facile de s'imaginer que la qualité du travail risque de souffrir.

Ensuite, le contrôle des connaissances n'étant plus possible en ce qui concerne les avocats migrants, il faut se demander si à l'avenir un contrôle des connaissances des ressortissants nationaux désirant s'établir peut être maintenu: on serait en présence d'une discrimination à rebours.

Ainsi le résultat de la directive serait l'établissement d'avocats nationaux ou étrangers qui auraient certes été formés à une faculté de droit, mais dont les connaissances en droit luxembourgeois, foncièrement différent des droits étrangers en bien des domaines, ne seraient pas garanties.

Je rappelle qu'à l'heure actuelle, il existe un contrôle des connaissances qui est double: ainsi les jeunes qui viennent de l'université doivent s'inscrire, avant la prestation de serment, aux cours complémentaires où sont enseignées les principales caractéristiques du droit luxembourgeois. Ensuite, à la fin de leur stage pratique qui dure trois ans, a lieu l'examen de fin de stage (dit «d'avoué») qui contrôle une fois de plus l'assimilation pratique et théorique de notre droit.

Enfin, il existe un contrôle des connaissances pour les avocats déjà établis à un barreau étranger et qui aimerait s'établir ultérieurement au Grand-Duché.

La loi du 10 août 1991, qui régit actuellement la profession d'avocat, prévoit d'ailleurs toute une série d'incompatibilités entre la profession d'avocat et d'autres professions ou fonctions. À ce sujet, il faut relever que la directive «home title» permettant l'accès au Barreau de Luxembourg à des avocats établis à l'étranger, risque de permettre l'accès au Barreau du Grand-Duché à des avocats dont la situation actuelle serait jugée incompatible avec notre loi. En effet, dans certains pays étrangers, on peut être salarié d'une entreprise ou encore réviseur, tout en étant inscrit au barreau, ce qui est contraire à notre conception de la profession.

 

Pourquoi estimez-vous que le Luxembourg serait plus concerné par cette directive que les autres pays européens?

 

La réponse est évidente.

J'ai déjà souligné à quel point le Luxembourg attire les étrangers. La plupart des gens y parlent trois ou quatre langues, la situation économique est stable, il y a la place financière, on a la réputation d'être un paradis fiscal...

Le Luxembourg, petit pays avec ses 420000 habitants, attire donc les étrangers et non pas seulement ceux des pays limitrophes.

Déjà à l'heure actuelle, il y a une concentration de jeunes qui viennent des régions limitrophes. Même en présence de l'exigence de se soumettre à des examens, pratiquement un quart des avocats travaillant sur la place sont étrangers.

Il est évident qu'un pays minuscule attirant les juristes des pays qui l'entourent, risque beaucoup plus d'être inondé par une migration chez lui qu'un grand pays. Et puis, il y a d'autres pays qui sont protégés par leur langue. Qui voudra s'établir au Danemark sans connaître le danois? Qui voudra s'établir en Espagne sans parler l'espagnol ou le catalan ou le basque? Qui ira s'établir à Gand ou à Bruges ou même à Bruxelles s'il ne comprend ni parle le flamand? Quelles seraient les chances d'un Luxembourgeois voulant s'établir à Paris, à moins qu'il n'entre dans un grand cabinet comme salarié?

Le Luxembourg a tout pour attirer beaucoup d'étrangers. La réciproque me semble plus théorique que réelle.

 

Est-ce là la raison pour laquelle le Luxembourg était le seul pays à voter contre la directive alors que les autres pays l'ont accueillie favorablement?

 

Bien sûr et nous sommes là au coeur du problème. Notre petit pays est beaucoup plus perméable à la migration que les grands pays qui nous entourent.

Deux cents avocats de plus à Luxembourg sur les 600, ce serait la catastrophe. Deux cents avocats de plus à Paris, à Londres, à Lyon voire à Barcelone n'est rien du tout et ne pose aucun problème de « digestion» pour le barreau en question. Les grands barreaux étrangers ont actuellement deux à trois pour cent d'étrangers, malgré toute la concentration commerciale et économique qui s'y fait.

Le barreau de Luxembourg comporte à l'heure actuelle déjà presque un quart d'étrangers.

La migration professionnelle ne posant donc aucun problème dans les grands pays qui nous encourent, je pense qu'elle n'a jamais été vraiment discutée au sein des barreaux alors qu'elle n'était et n'est pas problématique pour eux. Elle a été tout simplement promulguée par la politique et par les représentants de la profession qui dans bien des cas n'étaient pas vraiment appuyés par la base de la profession.

Dans un des pays qui nous entoure, par exemple, une partie du barreau est seulement en train de s'éveiller et de se rendre compte à quel point la profession risque de souffrir sous l'influence anglo-saxonne. Il faut bien avoir peur que dans l'Europe qui est en train de se faire, ce seront les conceptions anglo-saxonnes qui auront le dessus tandis que les traditions des pays latins risquent de disparaître.

Pour résumer, nous avons l'impression qu'à l'étranger l'élaboration de la directive «home title» est un sujet d'intérêt académique, sans influence sensible sur l'exercice de la profession d'une très grande majorité des professionnels.

Pour le Barreau de Luxembourg c'est exactement le contraire.

 

D'aucuns reprochent aux avocats luxembourgeois d'avoir une attitude protectionniste.

 

Jusqu'à l'heure actuelle, le Barreau de Luxembourg a été un modèle d'internationalisation. Jamais aucun barreau étranger n'atteindra la proportion d'étrangers que le Barreau de Luxembourg a déjà atteint depuis une dizaine d'années. De grâce, ne parlons donc pas de protectionnisme.

Le Luxembourg a toujours été un modèle en matière d'intégration européenne.

Personne n'aime la concurrence et pourtant elle doit exister car c'est une bonne chose pour le consommateur.

Ceci vaut non seulement pour les produits mais également pour les prestations de service. Personne ne sera cependant bien servi si la qualité baisse et si des traditions séculaires sont bousculées d'un jour à l'autre et ceci sans aucune raison valable.

Nous estimons que la directive n'était pas nécessaire alors que depuis pratiquement vingt ans le Luxembourg a pratiqué le libre établissement de façon exemplaire.

 

Vous avez fait rédiger un avis sur la directive «home title». Objectivement parlant, quelles sont les voies de recours qui vous restent ouvertes, une fois qu'une directive a été dûment adoptée par le Conseil des ministres et approuvée par le Parlement européen?

 

Le Conseil de l'ordre a effectivement demandé une consultation aux professeurs Joé Verhoeven et Marc Fanon, éminents spécialistes du département de droit international de la Faculté de droit de l'Université catholique de Louvain.

La consultation en question retient d'abord que les États membres, dont le Grand-Duché, ont le droit d'agir en annulation de la directive et ceci devant la Cour de justice des Communautés européennes. Les particuliers pourraient également demander l'annulation des actes dont ils sont les destinataires ou qui les concernent directement et individuellement, ce qui est rare en pratique. Tel serait le cas pour le Conseil de l'ordre.

Les deux professeurs soulignent que le recours est certainement plus crédible politiquement si l'État intéressé avait fait connaître son opposition à la directive en temps utile, c'est-à-dire pendant son élaboration. Nous savons que tel a été le cas dans la mesure où le ministre de la Justice Marc Fischbach avait voté, seul contre tous, contre l'adoption de la directive.

Les deux professeurs estiment que les États membres, destinataires de la directive, sont le mieux placés pour présenter une demande en annulation. La recevabilité d'un recours en annulation de la part d'un particulier serait plus difficile. Par contre, il serait possible, qu'à la suite d'une contestation suscitée par la mise en oeuvre de la directive, une question préjudicielle à la solution d'un litige impliquant un particulier soit posée à la Cour de justice des Communautés européennes.

Les moyens d'annulation sont prévus à l'article 173 du traité CE pour incompétence, détournement de pouvoirs et violation des formes substantielles, violation du traité ainsi que de toute règle de droit relative à son application.

En l'espèce, les deux professeurs ont examiné plus particulièrement deux moyens: à savoir la règle de la proportionnalité (art. 3B) et l'article 57, §2, deuxième phrase du traité, ce dernier traitant des hypothèses dans lesquelles un vote doit être pris à l'unanimité.

Le délai pour le recours en annulation est seulement de deux mois à compter de la publication de la directive.

 

Vous venez de mentionner les violations éventuelles de deux dispositions du traité. De quoi s'agit-il exactement?

 

À notre sentiment, l'acceptation de la directive par un vote majoritaire a violé l'article 57 §2 deuxième phrase du traité.

Nous pensons que le Conseil aurait dû statuer à l'unanimité alors que l'on est en présence d'une directive dont l'exécution, dans un État membre au moins, comporte une modification des principes législatifs existants du régime des professions en ce qui concerne la formation et les conditions d'accès des personnes physiques.

Chose étonnante, le projet de directive et ses préambules ne mentionnent aucunement cette disposition. L'omission semble avoir permis de constater l'adoption du projet à la majorité qualifiée, le Luxembourg faisant opposition.

Cette violation des règles d'adoption des directives par le Conseil me semble de très mauvais augure; on passe comme un rouleau compresseur par-dessus l'opposition justifiée d'un petit pays. Pourtant nous sommes persuadés que les conditions d'application de la nécessité d'un vote unanime étaient données.

Je m'explique:

Avant 1969, les juristes luxembourgeois s'inscrivaient comme auditeurs libres à une faculté de droit étrangère. Ils faisaient ensuite leur examen devant un jury luxembourgeois qui décernait les titres prévus dans la législation sur la collation des grades.

En 1969, on a changé de système en prévoyant que les titres étrangers obtenus à la suite d'une inscription aux facultés de droit devaient être homologués et parallèlement, on prévoyait une formation supplémentaire, à savoir les cours complémentaires et le maintien du stage de trois ans sanctionné par l'examen d'avoué.

Ces formations complémentaires étaient jugées indispensables parce que le droit luxembourgeois, à part quelques cours isolés donnés aux universités limitrophes, n'était enseigné nulle part et qu'il était inconcevable de lâcher d'un jour à l'autre de jeunes universitaires sur le public sans qu'ils connaissent la matière spécifiquement luxembourgeoise.

Ce système a fonctionné à la satisfaction de tout le monde parce qu'il est tellement évident.

Une loi de 1991 sur la profession d'avocat a repris ce système, mais à la suite de directives européennes, on y a ajouté la possibilité pour les avocats déjà inscrits à un Barreau étranger de s'établir ici moyennant un examen spécial.

La directive «home title» est contre la pratique immédiate du droit luxembourgeois et ne prévoit qu'après trois ans, non pas un contrôle des connaissances, mais un contrôle de l'activité. Elle exclut donc les principes essentiels du contrôle de la formation et de l'accès à la profession.

Même si, surtout dans une Europe intégrée, le libre établissement est possible partout, il faut quand même permettre à chaque État de régler la formation des professionnels et ceci surtout si la profession figure parmi les professions traditionnellement réglementées.

 

Vous estimez-vous soutenus par la classe politique? Le nouveau ministre de la Justice est avocat de profession. Cela faciliterait-il votre tâche? 

 

Jusqu'à l'heure nous n'avons pas eu à nous plaindre.

Non-seulement l'ancien ministre de la Justice, Marc Fischbach, nous a soutenus, mais encore nos députés européens ont défendu notre position devant le Parlement européen. 

Nous venons de remettre à l'actuel ministre de la Justice, Luc Frieden, le rapport Verhoeven/Fallon et nous avons demandé à être reçus d'urgence. Le ministre connaît bien le dossier. Il était membre de la commission juridique, présidée par Lucien Weiler, ensemble avec Agnès Durdu, Lydie Err, Jacques-Yves Henckes, Jean-Pierre Klein, Laurent Mosar et Jean-Paul Rippinger, qui sont ou étaient tous des confrères.

La commission juridique, à l'unanimité de ses membres, avait demandé au gouvernement luxembourgeois et à la commission juridique du Parlement européen, de ne pas approuver la proposition de directive dans sa version d'alors, puisqu'elle ne protégerait nullement les droits des consommateurs.

 

Estimez-vous réaliste le combat que vous menez actuellement?

 

L'avenir nous le dira. Le Barreau de Luxembourg a investi beaucoup d'énergie dans ce combat. Il a de bons arguments. Il a combattu pour une bonne cause en sachant que sa responsabilité était engagée. Le Barreau de Luxembourg n'a pas eu l'impression de livrer un combat d'arrière-garde et il continuera à se battre contre une directive technocrate qui n'apportera pas grand-chose à l'intégration européenne, mais qui fera du tort à la profession, au pays et à ses consommateurs. 

marc gerges
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