Art visuel par excellence, la peinture se tord en certain cas pour devenir tactile, flirtant paradoxalement avec la sensation du toucher, cet interdit longtemps disqualifié dans l’histoire des arts. Exposés en ce moment à la galerie PJ, les récents portraits chorégraphiques du Sud-coréen Ho Ryon Lee font jouir l’œil, véritable mirage haptique fait pour exciter les sens, exalter la vie. On y sent le plaisir que prend le peintre en croquant dans les moindres détails des corps féminins indolents, unique objet de ses portraits. Pour peindre, art de la main et du pinceau, il est parfois nécessaire de bander, à l’instar du héros du film Ivre de femmes et de peinture (2002) d’Im Kwon-taek inspiré de la vie du peintre Jang Seung-ub.
Pour mettre éros en scène, Ho Ryon Lee emploie avec virtuosité les moyens combinés de la photographie, de l’infographie et de la peinture. Ses scènes de récréation féminine sont avant tout des objets de recréation pour l’artiste Sud-coréen. Ho Ryon Lee commence avec des séances photo en présence d’un modèle, puis les épreuves sont retravaillées à l’aide d’un logiciel de retouche, pour aboutir enfin à la touche du pinceau, de préférence à l’huile. Un processus hybride au cours duquel est construite une beauté idéalisée, fantasmée, offerte au désir, à la pulsion scopique d’un spectateur placé dans la position inconfortable du voyeur pris en flagrant délit d’arracher quelques moments d’intimité à ses proies. L’œil du spectateur se trouve souvent à hauteur d’orifices, lesquels, masqués ou floutés, s’imposent à nous au moyen de compositions insistantes et de poses suggestives pétries de clichés puisés à différentes sources de l’industrie culturelle asiatique principalement (mangas, publicité, teen-movies). Tout en étant fétichisé, le corps féminin est chez Lee anonymisé, car privé de la singularité d’un visage. D’où l’impression d’avoir affaire à chaque fois au même modèle, décliné à l’envi, le plus souvent sur un fond clair, aseptisé, sur lequel celui-ci se détache parfaitement. Exclusivement féminin, l’univers de Lee est clos, partiel, fantasmatique. Dans ce monde sans hommes, il y a toute place pour la masturbation et l’homosexualité féminine. On y entend murmures, chuchotements, rires et confidences amusées...
Les titres que Ho Ryon Lee donne à ses huiles sonnent comme un âpre retour au réel. Impersonnels, objectifs, cliniques, affublés de chiffres (Overlapping image 240221, par exemple), les titres en révèlent cliniquement les coulisses, la fabrique de l’apparence par des procédés artificiels – images collées ou se chevauchant, notamment. Ho Ryon Lee s’emploie à redéfinir la peinture de portrait ; et il le fait en prenant soin d’éluder le visage, donnant corps paradoxalement à des portraits dépourvus de traits. Au visage, l’artiste substitue d’autres parties du corps (fesses, mains, pieds), dans des postures suggestives qui charrient leur lot de stéréotypes et de fétichismes, tout en étant rigoureusement chastes. Une perte de singularité qui permet à ses portraits de tendre à l’abstraction et l’universel. Lee réinvente l’art du portrait à partir des extrémités du corps, puisqu’il se décentre du visage pour mieux se focaliser sur les pieds, de façon quasi arborescente, ou sur les fesses, qu’il restitue avec légèreté et un sens certain des coloris.
Non sans humour, l’artiste convoque des attributs vestimentaires connotés (culottes, bas) ainsi que d’autres moins attendus, tels que des chaussettes, qui lui servent à composer un étonnant ballet de pieds et de mains. Telle est l’étendue des arts que Lee mobilise malicieusement, jusqu’au plus haut registre de l’image sacrée. Les superpositions par lesquelles il décompose le mouvement de ses figures convoquent autant les chronophotographies de Muybridge que le montage cinématographique (le fondu-enchainé). La danse est présente à travers les ballets de mains et de pieds que scénographie Ho Ryon Lee, qui rivalisent avec les extrêmes raffinements du maniérisme florentin et ses coloris acidulés. Les flanelles délicatement soulevées par des mains féminines peuvent évoquer le dispositif du Voile de Véronique, image achéiropoïétique au fondement de l’image chrétienne (Lee a étudié en Corée du Sud l’art occidental). Cela, d’autant plus que l’artiste ne laisse jamais sa signature apparente. Mélanges de temporalités et de cultures, les œuvres sensuelles de Lee nous rappellent que l’art est un espace de liberté. Peut-être le seul, en définitif, qu’il nous soit possible d’éprouver pleinement, à l’heure où celui-ci semble menacé de toutes parts.