« Jeden Donnerstag erscheint eine sorgfältig kuratierte Ausgabe », promet le Tageblatt fin septembre pour sa nouvelle newsletter Futur(s) que les quelque 250 abonné/es des premières semaines reçoivent tous les jeudi dans leur boîte électronique. « Curated Vintage » est le sous-titre d’un magasin de fringues de seconde main installé dans la très chère rue Philippe II à Luxembourg-Ville. Le fait que les fripes y sont « curatées » permet de les vendre à un multiple de ce qu’ils vaudraient dans un vulgaire kiloshop ou chez Nei Aarbecht. « Shape-shifter, muse, enigma – Tilda Swinton curates her life », titre le très sérieux Financial Times (du 4 octobre) pour parler d’une exposition consacrée à la fascinante actrice à Amsterdam.
Tout aujourd’hui est « curaté » : les playlists personnelles sur Spotify, les films ou séries sur Netflix ou Apple TV (avec l’aide discrète des algorithmes), les préférences stylistiques sur les tableaux Pinterest, les tenues et menus fièrement affichés sur Instagram ou les vacances vantées sur Facebook. « We now live in a society where everyone [fears] they’re the same, so they want to specify and differentiate. It’s a sense of anxiety, where you think you don’t exist if you’re not different from everybody else », affirme Carolyn Christov-Bakargiev, la curatrice de documenta 13 (2012) dans le livre Curationism –How Curating Took Over the Art World and Everything Else de David Balzer (Pluto Press, 2014). Pierre Bourdieu appela cette propulsion à se démarquer « la distinction » il y a un demi-siècle déjà. Dans le monde de la consommation d’aujourd’hui, le curateur ou la curatrice seraient donc en charge d’assurer une adéquation entre la classe à laquelle on veut appartenir et les moyens à mettre en œuvre pour le signifier. Il y a onze ans déjà, l’auteur canadien David Balzer se demandait si la banalisation de ce terme venu du monde de l’art contemporain ne le réduisait pas en phénomène sociologique, puis le ferait disparaître.
Avec le retard usuel d’une décennie, voici donc le phénomène des devantures de magasins, des offres de livres ou de menus « curatés » banalisé au Luxembourg.
Alors que le système des musées avait ses commissaires et conservateurs responsables d’une section ou d’une époque, ce furent des gens comme Harald Szeeman, Catherine David, Okwui Enwezor ou, probablement le plus connu, Hans Ulrich Obrist (HUO) qui firent du métier de curateur indépendant un statut désirable d’une sorte de roi Midas qui tournerait tout ce qu’il touche en or. De la profusion de la production artistique mondiale, ils ont le pouvoir d’ériger une œuvre au rang de remarquable pour un public d’expert/es accourant en nombre aux biennales d’art et autres documenta. Ils sont donc aussi créateurs de valeur pour le marché de l’art.
L’anglicisme curateur vient du latin « curare » : « soigner, s’occuper de, prendre soin de ». L’Oxford English Dictonary a ajouté son acception dans le monde de l’art à la fin des années cinquante dans sa liste de définitions. Les curateurs seraient les « couteaux suisses de l’art contemporain », écrivit Karolina Markiewicz dans ce journal (du 11.10.2024). En français, le terme a aussi une autre signification : en droit, il s’agit d’une « personne nommée par le juge des tutelles […] pour assister un majeur incapable ou un mineur émancipé » (Académie française). Ce qui ajoute encore un niveau de lecture intéressant à l’utilisation actuelle à tout-va à ce terme.
Dans l’ère du trop-plein et de la surconsommation, de la fast-fashion et de la submersion dans une offre culturelle et commerciale immédiate et mondiale qui donne le tournis, les client/es sont à la recherche d’exclusivité, correspondant à leur classe sociale (ou celle à laquelle ils aimeraient appartenir). Alors l’achalandage des produits les plus superflus d’un concept store sont curatés (le bijoux fantaisie qui tiennent trois heures, les gourdes colorées, les chaussettes « rigolotes »), tout comme l’est le choix de textes d’une newsletter ou d’un magazine.
Mais peut-être que c’est l’Urban Dictionary qui offre, comme si souvent, la définition la plus pertinente pour l’utilisation vernaculaire du terme « curating » : « To select a bunch of crap and to pretentiously make it seem like this selection took any real effort or is significant ».