Bilan gouvernemental (1) : Malgré beaucoup d’effets d’annonce, les cinq années durant lesquelles trois responsables libéraux furent à la tête de la politique culturelle doivent être considérées comme des années perdues

‘t ass dach alles flott

Xavier Bettel et Maggy Nagel lors de la prestation de serment, en 2013
Foto: Patrick Galbats
d'Lëtzebuerger Land vom 15.06.2018

Premier épisode : Maggy Nagel « Die neue Koalition war zu Beginn vielleicht etwas zu forsch » (« La nouvelle coalition était peut-être un peu trop impétueuse à ses débuts ») jugea le président du groupe parlementaire socialiste Alex Bodry dans son interview très remarquée, cette semaine sur le site Reporter.lu. Ce côté remuant, Maggy Nagel, la première ministre de la Culture libérale de ce gouvernement Bettel/Schneider/Braz l’incarna avec fougue et témérité. On lui avait fait comprendre que dans la culture, tout se passait dans l’opacité totale du « CSV-Staat », où, durant des décennies de règne ininterrompu de ministres catholiques, des artistes proches de l’Église ou de la famille directe des politiques ou des administrateurs se seraient vus richement dotés pour leurs petits projets – qu’il fallait donc y passer un bon coup de balai. Ce qu’elle fit avec plus de force que de raison : elle annula toutes les conventions avec les associations sans but lucratif et autres porteurs de projets et proposa une dizaine de mesures au plan d’économies du gouvernement appelé « Zukunftspak » – créant un premier grand choc dans le milieu culturel.

Pourtant, ce « milieu culturel » est plutôt politiquement au centre-gauche depuis des années : les projets culturels promouvant l’accueil des réfugiés lors de la grande crise de 2015 et les positions des artistes en faveur du droit de vote des étrangers lors du référendum de 2015 allaient le prouver. Le changement de coalition de 2013, pour un gouvernement DP/LSAP/Gréng, avait donc été perçu comme la promesse d’une avancée progressiste, en matière sociétale, mais aussi culturelle. La plateforme Forum culture(s), regroupant les dinosaures de la militance pour une politique culturelle intégrative et ouverte comme Raymond Weber, Claude Frisoni, Serge Kollwelter, Robert Garcia ou Serge Tonnar, voyait déjà venu le jour J où serait enfin appliqué leur « Pacte culturel », qu’ils avaient fait signer par tous les grands partis en ...2008 déjà.

Alors, certes, les socialistes pleuraient toujours à grosses larmes que leurs négociateurs aient omis de revendiquer le ministère de la Culture pour leur parti durant la mise en place de la coalition – mais Romain Schneider (LSAP) voulait absolument garder le ministère des Sports, et il n’était pas concevable qu’un même parti ait deux ministères gratifiants, où il peut être populaire en distribuant de l’argent. Au sein du DP, on ne peut pas dire non-plus que ce fut la grande ruée vers ce ministère, Corinne Cahen, proche de Xavier Bettel, ayant refusé le portefeuille par peur de se faire manger toute crue par les critiques du milieu de la culture, réputés très virulents. Et comme Maggy Nagel, ancienne bourgmestre de Mondorf, ayant fait un très bon score aux élections à la circonscription Est, ne voulait pas de la Coopération, elle se retrouva donc à la Culture (et au Logement). N’y était-elle pas idéale, celle qui chante en faisant du repassage, comme elle raconta, voyage à travers l’Europe pour aller voir des opéras et avait même une fois dépanné son amie Montserrat Caballé avec une de ses robes ?

Or, Maggy Nagel ne s’est jamais retrouvée à ce poste, qu’elle géra comme le fait une élue locale, visitant courtoisement les institutions culturelles, comme elle visitait les entreprises à Mondorf, et créant une affaire d’État suite à une méchante blague de l’humoriste américain John Oliver dans Last Week Tonight. Lorsqu’elle finit par faire la risée publique suite à une sombre histoire de facture de restaurant non-payée, Xavier Bettel l’exfiltra des deux ministères, direction commissariat général du pavillon luxembourgeois à Dubai 2020.

Deuxième épisode : le tandem Xavier Bettel/Guy Arendt En décembre 2015, deux ans après l’entrée en fonction du gouvernement dit Gambia, le Premier ministre opère donc un remaniement ministériel et fait ce qu’il avait déjà voulu faire en 2013 : il devient lui-même ministre de la Culture, les arts plastiques le passionnant en dilettante. Mais comme il risquait de ne pas avoir assez de temps pour s’occuper de tous les dossiers en suspens, et afin que l’équilibre des trois partis au gouvernement soit sauvegardé – Marc Hansen étant passé de secrétaire d’État à ministre, il restait un poste de secrétaire d’État à pourvoir pour le DP –, se fait assister par un secrétaire d’État. Le prochain élu à l’Est, Lex Delles, n’était pas intéressé, voulant rester maire, et Gilles Baum ne faisant pas le poids, il choisit le prochain élu de la circonscription Centre, Guy Arendt. L’ancien maire de Walferdange vantera ses mérites pour le livre et la lecture, qu’il aurait prouvés en promouvant les Walfer Bicherdeeg, et taira son passé dans les affaires d’optimisation fiscale via son étude d’avocats.

Le premier but du duo était alors de pacifier tout ce beau monde, de calmer les esprits et de prouver l’enthousiasme du DP pour la chose culturelle. Entretemps, les conventions avaient été plus ou moins reconduites, presque personne n’a perdu de l’argent, et Xavier Bettel fait ce que fait n’importe quel patron qui veut lancer un produit : une étude de marché ! Le Sondage sur la culture dans la société luxembourgeoise réalisé par TNS-Ilres, et dont les résultats furent présentés en juin 2016 pourtant fut un grand désenchantement : le public ne connaît pas les artistes autochtones – à part Serge Tonnar, neuf pour cent, Thierry Van Werveke, sept, ou Fausti, également sept pour cent, – et fréquente peu les institutions existantes. Il allait falloir changer tout ça, en marquant plus de présence sur le terrain, et en valorisant ce que les Luxembourgeois disent aimer le plus dans notre culture : les traditions, la langue et le patrimoine (dans cet ordre-là). Depuis, Guy Arendt fait le tour du pays, visite des trains historiques et des sites de fouilles archéologiques, promeut le patrimoine via l’année européenne qui lui est consacrée, ouvre des expositions d’artistes amateurs et assiste à toutes sortes de conférences de presse. Alors que Xavier Bettel, lui, n’en fait qu’à sa tête : il assiste à des vernissages de peintres du dimanche, qui n’avaient jamais vu un Premier ministre de près, ouvre le nouveau pavillon à la biennale de Venise, dédié à l’architecture (métier de son mari), mais s’excuse au Festival de Cannes (il est aussi ministre des médias). Il instigue une exposition des « Trésors cachés » issus des réserves des instituts culturels (actuellement au Naturmusée) et lance l’idée d’une Galerie nationale d’art luxembourgeois (voir p.14). Xavier Bettel a cet enthousiasme naïf de quelqu’un qui fait des découvertes qui l’émerveillent, et si ce dilettantisme mène à se tromper de prénom d’un auteur recevant le plus haut prix littéraire national dans un tweet de félicitations, Nico ou Guy, il n’en fait pas toute une affaire. Shit happens. Le budget alloué à la culture, lui, grimpe à nouveau à 0,94 du budget d’État, le Luxembourg a désormais une présence aux Rencontres photographiques d’Arles, fera son retour à la Foire du livre à Francfort et Esch-sur-Alzette et sa région seront Capitale européenne de la culture en 2022 – que demande le peuple ?

Troisième épisode : Jo Kox, ministre de l’ombre Tout cet embrouillamini des débuts fit que, au début de l’année 2016, certains observateurs de la scène se rendirent compte que presque aucun des projets culturels annoncés dans l’ambitieux programme de coalition n’avait encore été attaqué – et parmi ces projets, surtout le plus chargé symboliquement, celui de la participation du secteur et du public via des Assises culturelles « annuelles » (sic) et « la publication à courte échéance d’un plan de développement culturel ». Très vite, Xavier Bettel confirme la tenue des premières Assises, en juillet 2016 – et le secteur accourt. 500 personnes y sont inscrites. C’est l’heure de Jo Kox, l’ancien et talentueux directeur administratif du Casino Luxembourg, roi d’Excel et de l’entregent, qui vient de réaliser un travail énorme de systématisation et de transparence des aides financières du Focuna (Fonds culturel national) qu’il préside, sera chargé du suivi des Assises culturelles et de la préparation d’un Plan de développement culturel. En deux ans, il s’est avéré fin connaisseur de la scène et a fait un travail remarquable de collecte des données et d’informations directes via les « Ateliers du jeudi », où les professionnels discutaient encore une fois plus en profondeur des différents sujets urgents. Le soutien de la professionnalisation, la promotion, l’export et la gouvernance étant les thèmes dominants. Kox fait, avec un contrat d’expert indépendant, le travail qui devrait être réalisé au ministère. Il en présentera les résultats au parlement le 28 juin, avant les deuxièmes Assises, qui auront lieu le 29 et 30 juin – trois mois avant les élections.

Quatrième épisode : les nouveaux acteurs : Mais voilà : le ministère de la Culture a été absent trop longtemps, Et comme la nature a horreur du vide, de nouveaux acteurs s’y sont immiscés. Il y a d’abord toutes ces bonnes volontés privées qui, regroupées dans des associations ou carrément via des sociétés, ont pris le lead. Les Lët’z Arles, banques, sociétés d’audit et organisateurs de concerts dont les principaux émissaires sont désormais à des postes décisionnels dans la plus haute gouvernance des instituts culturels – conseils du Mudam, Rockhal, Philharmonie, Casino... – et manquent de définir le concept de service public assez clairement pour que leur novlangue faite de termes venus du management privé ne fassent plus peur. Le DP préfère les hommes et femmes d’affaires aux intellectuels, figure en voie de disparition au Luxembourg.

Et le parti socialiste, lui, a réussi à remettre un pied dans la porte de la culture via son soutien au secteur créatif : le Creative cluster est attaché au ministère de l’Économie d’Etienne Schneider et de Francine Closener (LSAP) via Luxinnovation, et le lieu culturel le plus en vue du moment, la Kreativfabrick 1535° à Differdange est soutenue à hauteur de neuf millions d’euros pour son agrandissement par ce ministère. Alors, forcément, on ne parle plus de la liberté de l’art, mais de son utilité – pour la promotion du Luxembourg vers l’international. Let’s make it happen, c’est inventer des choses pour le bien du pays, mais sans trop insister pour être rémunéré – ne vaut-il pas mieux être idéaliste que matérialiste ?

Cinquième épisode : et les artistes ? Eux, ne disent plus rien. Beaucoup d’entre eux s’étaient laissés embarquer dans le processus du nation branding, participant de bonne foi à un marathon créatif dont est sorti un banal logo commercial. Ils applaudissaient tellement le fait que Xavier Bettel ait empêché que Patti Smith se prenne les pieds dans le fil de son micro lors de son concert pour les dix ans du Mudam qu’ils en oublièrent de protester lors de sa trahison d’Enrico Lunghi un peu plus tard. L’art et les artistes sont désormais souvent dégradés au rang d’animation touristique, dans laquelle tout se dissout : que ce soit dans un centre commercial ou dans l’espace public, cet art-là doit être inoffensif et libre de sens, mieux encore, au service d’une bonne cause. Le ministre des Finances Pierre Gramegna (DP) n’avait-il pas sérieusement envisagé de vendre le seul Picasso en possession de l’État pour renflouer les caisses lors de la crise ? « Ech si frou, ech si frou, ech weess net wisou ? » chantait Monica quand elle était gamine. Aujourd’hui, elle a un nom de famille, Semedo, et est candidate aux législatives pour le DP.

josée hansen
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