Le dramatique accident de Neudorf réveille le débat sur la sécurité routière et sur la vitesse dans un pays où la voiture est sacralisée

Need for speed

Le stock de voitures d’exercice du CGDIS
Photo: Olivier Halmes
d'Lëtzebuerger Land du 07.04.2023

« L’accident nous a choqués. Nous en avons discuté au collège échevinal », témoigne son responsable à la Mobilité, Patrick Goldschmidt (DP). L’élu de la capitale revient sur le drame de la rue de Neudorf qui, le 6 mars dernier, a coûté la vie à trois personnes, dont les deux occupants du véhicule qui a fini sa course dans le mur d’une habitation, fauchant au passage une piétonne, décédée sur place. Les premiers rapports de police évoquaient deux voitures ayant déboité au même moment pour doubler un bus qui embarquait et débarquait des passagers. S’est ouvert une discussion sur les aménagements des arrêts. Mais les très hautes traces de l’impact sur la façade mettaient en doute la cohérence du scénario du double dépassement.

Une vidéo de la scène circule depuis quelques jours par messageries interposées. Elle n’est pas (à notre connaissance) diffusée sur les réseaux sociaux. Une personne qui la détient (entendue par le Land) ne veut pas heurter les familles des victimes, mais voit un intérêt à sa publication dans la mesure où elle confronterait le public à la question de la vitesse en agglomération. Car cette vidéo dévoile la violence de l’impact et la très vive allure du véhicule qui arrivait de la route nationale en provenance de l’aéroport. « Plus de trois fois la vitesse autorisée » ici, à l’entrée de la ville, rapporte l’échevin à la Mobilité.

Difficile d’expliquer les causes de l’accident. Contacté par le Land, le directeur de l’Administration des enquêtes techniques (AET), Paul Meyers, refuse de parler à ce sujet en particulier. Le parquet a demandé l’ouverture d’une enquête. Selon nos informations, l’administration judiciaire ne commentera plus publiquement le dossier puisque l’unique personne qui aurait pu être mise en cause n’est plus de ce monde. Le ministre en charge des routes et de la sécurité routière, François Bausch (Déi Gréng), répète son souhait de ne pas s’exprimer sur l’accident en question. L’AET, qui dépend de son ministère, a accès à toute l’enquête judiciaire : la prise de sang, l’autopsie, les photos… Créée pour diligenter les enquêtes sur les accidents aériens, ferroviaires et maritimes (puisque le Luxembourg dispose d’un pavillon), l’AET a élargi son périmètre d’analyse au transport routier en 2017. Cette équipe d’ingénieurs convoquée après des accidents mortels de la circulation rédige un rapport pour le ministre et formule éventuellement des recommandations de sécurité sur les infrastructures pour limiter les dangers, pour « que la route pardonne les erreurs humaines », selon les termes de Paul Meyers. Aux autorités compétentes, souvent politiques, d’y donner suite. Ou pas. Mais l’AET est indépendante et ne communique pas au ministre l’ensemble du dossier, lequel reste confidentiel.

Interrogé sur la vitesse dont on peut témoigner sur la vidéo de Neudorf, le directeur de l’AET explique que la vitesse en général n’est pas un facteur explicatif d’accident. Elle n’est qu’un facteur contributif et aggravant, mais en constitue rarement la cause, notamment parce que les enquêteurs ne peuvent déterminer précisément que la vitesse d’impact. « La vitesse n’est pas une donnée factuelle », assène Paul Meyers. En revanche, une explication de la vitesse excessive peut être « un malaise », glisse-t-il. Mais il est de plus en plus possible de connaître les données du véhicule sur les dernières secondes avant l’impact. Les voitures sont progressivement équipées de « boîtes noires », comme les avions. Un règlement européen les impose depuis juillet dernier pour les nouvelles homologations de véhicules et pour toute nouvelle immatriculation à partir de juillet 2024. Un game changer en perspective ?

En attendant, le sentiment d’insécurité des usagers vulnérables grandit. Piétons et cyclistes constatent régulièrement les moteurs vrombissant impunément dans les artères, petites ou grandes, de la capitale. Dans une contribution au Land en janvier, l’activiste Siggy the Cyclist dénonçait la priorité donnée aux voitures individuelles sur les piétons et cyclistes, depuis l’élaboration des normes jusqu’à la conception des voies. Il souligne en outre que le nombre de places de stationnement en ville a augmenté depuis 2018 (de 34 992 à 35 599) et qu’un sondage Ilres rapporte que 90 pour cent des répondants utiliseraient plus le vélo comme moyen de locomotion s’il existait davantage de pistes cyclables séparées du trafic automobile. La ségrégation serait le seule échappatoire au danger de la vitesse pour les cyclistes. Or, les pistes cyclables ne sont même pas envisagées sur certains programmes immobiliers au motif que les artères adjacentes se situent dans des zones limitées à 30 km/h ne nécessiteraient pas de telles infrastructures (à l’instar des rues cyclables où il est interdit de doubler les vélos, les cyclistes sont utilisés comme ralentisseurs humains).

Or, quelques jours après l’accident de Neudorf, l’échevin à la Mobilité, Patrick Goldschmidt, a décrété sur 100,7 une généralisation des zones 30 en ville. 50km/h serait une exception. L’épiphanie pro-mobilité douce après dix ans d’obscurantisme automobiliste ? Au Land, l’élu libéral rejette tout sentiment d’insécurité. « On ne peut pas dire que circuler en ville est dangereux. Les quartiers sont apaisés », affirme-t-il dans un jargon de brochure en référence aux lignes directrices « apaisements de trafic sur la voirie de l’État ». On y développe les moyens techniques à dispositions des communes pour limiter la vitesse, par exemple aux entrées d’agglomérations, comme à Neudorf avec un « portail » (un rétrécissement de la chaussée) associé à un indicateur de vitesse, 200 mètres en amont du lieu de l’impact.

« On investit énormément, surtout pour ce qui concerne les réseaux pour cyclistes », affirme-t-il sans pouvoir s’appuyer sur des chiffres puisque ceux-là sont noyés dans les budgets travaux à chaque réfection de route. Sauf dans les zones 30, en voie de généralisation donc, après des années de blocage : pour certaines parties des routes nationales (qui dépendent de l’État) où se trouvent par exemple des écoles, pour les voies communales, et même pour les rues « collectrices ». Ces dernières sont décrétées comme telles par la Ville pour rassembler le trafic en provenance de l’extérieur. Pendant dix ans, il a été exclu de passer la limitation à trente et de ralentir le trafic. « Les mentalités changent », assure Patrick Goldschmidt. « Je n’ai pas peur de prendre le vélo. Mes enfants circulent à vélo », relate encore l’échevin. Il mise sur une croissance démographique de la ville, « dans quinze ans on aura 180 000 habitants et il faudra bien que les gens prennent moins la voiture ». « Les jeunes vont nous aider à changer de comportement, » dit-il. Le salut dans le changement de génération. En janvier, l’association ProVelo fustigeait avec véhémence l’attentisme des élus DP et CSV : « Ne pas en faire assez, assez rapidement, devient un choix politique. Les résidents ne tolèrent plus les files de voitures infinies en transit par les rues d’habitations, la pollution de leur quartier et le danger pour leurs enfants venant du trafic motorisé individuel. »

Dans There are no accidents, la journaliste Jessie Singer développe la thèse selon laquelle le terme même d’accident protège les puissants et laisse les autres à leur vulnérabilité. Elle cite la mort de son ami d’enfance percuté par un automobiliste alcoolisé alors qu’il circulait à vélo. « His death was a contest of power in its most tangible form. But accidents are the predictable result of unequal power in every form, physical and systemic. » Tous les endroits où l’on a le plus de chance d’être victime d’un accident sont pauvres. Tous les endroits les plus sûrs sont riches: quand on peut décider de travailler dans un environnement sûr ou d’équiper son domicile des dispositifs contre les incendies, explique-t-elle. Les accidents sont majoritairement réservés à ceux qui ne peuvent s’offrir la sécurité. Jessie Singer cite le physicien William Haddon, premier patron (en 1966) de l’Administration américaine de la sécurité routière, selon qui croire que les accidents sont le fruit du hasard est « the last folklore subscribed to by rational men ». L’intéressé, pionnier des normes se sécurité routière aux États-Unis, bannissait jusqu’à l’utilisation du terme accident. La politique jouerait un rôle primordial. « Seeking the intricate story of power, vulnerability and suffering behind any simple-looking accident, we can find ways to save tens of thousands of lives every year ».

Dans le livre de Jessie Singer, tous les accidents sont confondus. Y compris domestiques. Concernant les seuls accidents routiers, le Luxembourg se place huitième de la mortalité dans les pays de l’UE, avec 38 décès annuels par million d’habitants. La moyenne européenne se situe à 44, selon les chiffres de 2021. C’est très mauvais comparé à la Norvège, à Malte, à la Suède, au Danemark ou à la Suisse (si l’on prend l’Europe hors UE) où le nombre de morts oscille entre 17 et 23 par million d’habitants. En 2021, sur 916 accidents corporels au Luxembourg, 21 ont été mortels dont un quart de piétons. Sur les 242 blessés graves, 37 étaient piétons, 27 cyclistes. Le nombre de blessés graves à vélo augmente depuis 2015, d’une quinzaine à une trentaine. Celui des piétons chute de soixante à quarante. En juin dernier, lors de la conférence de presse sur les chiffres de l’insécurité routière, le ministre Bausch a relevé que la « vitesse inadaptée » était toujours « la cause dominante des accidents », devant l’alcool. L’âge des conducteurs présumés responsables des accidents mortels et graves baisse et la majorité se situe aujourd’hui entre 18 et 44 ans. François Bausch se félicite néanmoins que la vitesse soit moins fatale. Il y voit une « perception culturelle différente » et l’explique, au moins partiellement, par les radars qu’il a installés.

Le contrôle de la vitesse est clé selon Paul Hammelmann, président de l’asbl Sécurité Routière qui présente son catalogue de revendications ce vendredi. L’association rassemblant les assureurs, les professionnels de l’automobile, le ministère des Transports et la Croix Rouge, se réfère au canton de Genève, à structure sociologique et économique comparable, où l’accidentologie révèle de bien meilleures statistiques qu’au Grand-Duché. « Pourquoi ? Parce que tout est contrôlé », explique celui qui officie dans l’association depuis 1980. Il paraphrase Michel Audiard, « la police au Luxembourg, c’est le monstre du Loch Ness, on ne la voit que deux à trois fois par an », et souligne que la mortalité liée à l’alcoolémie au volant a baissé avec les contrôles. La menace du contrôle et le risque de sanction suffisent à changer les comportements insiste celui qui a milité pour un renforcement de la vigilance policière à cet égard (« Je ne suis plus le bienvenu dans les restaurants dans la Moselle »). Il regrette que le projet de loi 7204, déposé en 2017 et introduisant l’infraction de mise en danger de la vie d’autrui, ait calé à la Chambre. Un comportement grave qui n’a pas causé de tort, mais qui était potentiellement dangereux, mériterait d’être condamné, comme les grands excès de vitesse, pense-t-il. « En France, cela fonctionne… encore la gun culture », soupire Paul Hammelmann en référence à cette comparaison opérée entre l’automobile au Luxembourg et le port d’arme aux États-Unis : une liberté qui ne saurait être aliénée. Or, l’intéressé constate une « débilisation générale » qui n’épargne pas la route avec de plus en plus d’incivilités notoires depuis le Covid-19. « Au Luxembourg, la seule arme légale c’est la voiture », lance-t-il.

Sur son mur Facebook, le conducteur de Neudorf (qui n’a pas un profil de fou du volant selon plusieurs sources) critiquait l’interdiction des moteurs à combustion et relayait un profond ressentiment envers les écologistes (et la limitation des libertés en général). Il publiait par exemple un commentaire de l’ancien rédacteur en chef de Bild Julian Reichelt, « Der Grüne Auto-Hass hat gesiegt ». Si Patrick Goldschmidt avance avec flegme que « la mobilité douce est une priorité, peu importe la couleur politique », son partenaire de coalition, échevin aux finances de la ville Laurent Mosar (CSV) partage cette verve anti-écologiste. Dans cette perspective et faute d’infrastructures propres pour les utilisateurs vulnérables de l’espace public, la vision zéro mort en sécurité routière ne pourra se matérialiser, comme le souhaite l’asbl de Paul Hammelmann, qu’à travers un recul de cette prétendue liberté, notamment via les nouvelles technologies : le système avancé de freinage d’urgence (AEBS) ou encore le geofencing, outil grâce auquel la voiture s’adapte d’elle-même aux limitations de vitesse. En option et coûteux, Paul Hammelmann et ses pairs proposent la mise en place d’un système de subsides pour équiper les véhicules. Ces revendications ont été envoyées aux partis en vue des communales et des législatives. Les programmes respectifs indiqueront l’intérêt qui leur est prêté.

Pierre Sorlut
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