Biennale d’art contemporain Manifesta 11 : un nouveau modèle coopératif ?

Jobless in Zurich ?

d'Lëtzebuerger Land vom 22.07.2016

Alors que la première biennale européenne d’art contemporain, Manifesta, celle de Rotterdam en 1996, était en banqueroute, la Manifesta 2 en 1998, bien que mal aimée, constitue, encore aujourd’hui un événement-phare de la courte histoire de l’art actuel au Luxembourg. Michel Majerus y avait été exposé, mais la grande exposition que l’on aurait du lui consacrer dans son pays d’origine à partir de ce moment-là n’a jamais eu lieu. À l’époque on y avait exposé un olivier avec son lopin de terre comme une sculpture monumentale au premier étage d’un Casino Luxembourg Forum d’art contemporain, qui était encore un véritable rendez-vous pour une nouvelle micro-scène artistique au Luxembourg. Cet olivier importé était la proposition de Maurizio Cattelan, encore assez peu connu du grand public à cette époque. 18 ans plus tard, le même Maurizio Cattelan, qui avait pourtant promis d’arrêter les arts plastiques, revient à la Manifesta 11 de Zurich pour y présenter un hybride entre pédalo et chaise roulante, grâce auquel il entend faire glisser une athlète paralympique sur les eaux du lac. Mais la cascade reste modeste car les courants qui contournent le Pavillon of Reflections, symbole architectonique flottant de la Manifesta 11, sont trompeurs, et les « apparitions miraculeuses » (sic) de l’athlète sont parcimonieusement réparties selon un calendrier secret.

Le Pavillon of Reflections a été conçu par des étudiants de la Eidgenössische Technische Hoch-schule (ETH) sous la direction de leur professeur d’architecture, Tom Emerson. Cette construction hybride, mélange entre bains publics et cinéma à ciel ouvert flotte près des quais de la ville et invite à regarder une série de films qui forment la partie « médiation artistique » de la biennale européenne. Les courts-métrages réalisés par des art detectives, des élèves d’écoles locales, sont d’une naïveté désarmante et déconcertante au premier coup d’œil, mais qui permet une entrée en matière qui se situe loin de la langue de bois, sinon commune à une bonne partie des textes sur l’art actuel. Le ton est donné : Manifesta 11 est un travail collaboratif ; une joint venture entre artistes et habitants de la ville sur le thème du travail. Au titre volontairement (?) ambigu de « What people do for money » on a rajouté « some joint ventures » en guise d’explication.

L’artiste contemporain Christian Jankowski, intronisé curateur en chef, est présenté comme homme orchestre d’une trentaine de projets éparpillés dans la ville. Un cahier des charges stipule que chaque artiste invité à produire une œuvre nouvelle pour la biennale itinérante devait se trouver un partenaire professionnel dans la ville et ses environs. Des dentistes, des horlogers, des fabricants de bateaux et le chef du service des pompes funèbres et cimetières de la ville de Zurich ont joué le jeu. La Manifesta 11 s’était implantée dans cette ville suisse bien avant que l’exposition en soi n’ouvre ses portes le 11 juin. Chaque collaboration est exposée dans un des deux lieux d’exposition principaux : Le Löwenbräu-Kunstareal et le Helm-haus. Chacune des trente commandes est en même temps prolongée par un « satellite » situé dans la ville, allant de la bijouterie de luxe au magasin de sous-vêtements féminins.

C’est ainsi que Guillaume Bijl (*1946) a posé son Dog Salon Bobby en plein dans le quartier des galeries d’art à Zurich-West, à quelques pas seulement du Löwenbräu-Kunstareal. Avec l’engagement professionnel de Jaqueline Meier, styliste pour chiens, ce salon de beauté fonctionne effectivement dans un décor qui rappelle les meilleures heures de la série documentaire « Striptease ». Amenez vos toutous.

À ce parcours d’exposition se rajoute le Cabaret Voltaire, lieu de naissance du dadaïsme, qui a été transformé pour l’occasion en un Zunfthaus, dédié à la nouvelle corporation des artistes, créée à l’occasion de la Manifesta 11. Ce « Perfomance-Space » est une plateforme ouverte aux visiteurs qui pouvaient, jusqu’à l’ouverture officielle, proposer une action commune en collaboration avec un artiste de leur choix.

La Manifesta 11 est bicéphale. Le principe générateur de la trentaine de nouvelles œuvres, commandées et conçues pour l’occasion, est participatif ; alors qu’une centaine d’œuvres font partie d’un volet « historique » de l’exposition.

Cette manière de confronter l’actualité artistique avec son histoire récente était déjà amorcée lors de la Manifesta 9 dans l’ancienne mine de Waterschei à Genk, où l’on avait associé des réalisations contemporaines à une vision historique du passé ouvrier de la ville d’accueil et de la province de Limbourg. Mais le choix de Zurich comme ville d’accueil pour la onzième édition semble conventionnel par rapport à d’autres éditions de la biennale, puisque la ville possède déjà ses structures d’art contemporain ainsi qu’un réseau de galeries plus qu’établies. Lors de l’édition luxembourgeoise en 1998, Manifesta avait largement contribué à mettre le Grand-Duché sur la carte du réseau de l’art actuel en Europe. La prochaine étape, en 2018 sera Palerme, un choix qui semble prometteur.

En principe, le système Manifesta implique que toute une série de sites différents d’une ville forment une sorte de parcours qui permet non seulement les œuvres, mais en même temps les particularités du contexte urbain choisi.

Pour Zurich le parcours principal mène de Zürich-West, une ancienne zone industrielle en mode « gentrification », au site pittoresque du lac aux abords du centre-ville. À Zürich-West, le Löwenbräu-Kunstareal, partie d’un ancienne Brasserie, qui regroupe le Migros-Museum, la Kunsthalle et le Luma Westbau, mais aussi des galeries privées comme Hauser et Wirth et celle de Eva Presshuber qui fait partie du comité de sélection pour Art Basel. Cet ensemble architectural, qui bénéficie d’un partenariat de la ville de Zurich depuis 2011, est en fait le centre névralgique de la Manifesta 11. Dans une présentation qui intègre tous les étages et institutions du bâtiment, les curateurs, et plus particulièrement Francesca Gavin, ont produit une suite de chapitres qui donnent une logique de réflexion qui est absente du jeu de parcours des satellites dispersées dans la ville et ses alentours.

Au dernier étage du Löwenbräu-Kunstareal il y aussi l’intervention de Mike Bouchet (*1970). The Zurich Load est une des installations les plus commentées de la onzième édition de la biennale européenne d’art contemporain. Bouchets’est procuré la matière de son installation à la station d’épuration des eaux usées de Werdhölzli : il s’agit tout simplement de 80 000 kilos d’excréments qui, selon l’artiste, représentent la production intestinale du 24 mars 2016 des habitants de la ville de Zurich. La présentation de l’œuvre est monolithique : une cinquantaine de blocs comprimés, de la taille d’un caddy de supermarché bien rempli, forment un ensemble disposé géométriquement à même le sol du lieu d’exposition. Reste l’odeur, qui est partiellement évacuée, mais qui est évidemment le gage d’authenticité de la chose. Mike Bouchet souligne donc, en toute logique, que tous les Zurichois qui ont utilisés les toilettes ce jour-là ont participé à l’œuvre. Mais une fois l’origine prosaïque révélée, l‘intérêt de cette démonstration assez grandiloquente s’évapore rapidement.

Santiago Sierra (*1966) avait déjà utilisé les excréments humains pour produire une série de 21 Anthropometric Modules made from Human Faeces by the People of Sulabh International, India en 2007. Cette fois, l’artiste espagnol a essayé de transformer le Helmhaus de Zurich en une forteresse improvisée.

L’artiste demande au visiteur « d’imaginer que ce bâtiment n’est pas à Zurich mais plutôt en Syrie ou en Irak ». Un vœu, plutôt naïf, qui semble bizarre, vu l’emplacement de cette galerie qui expose, de préférence des artistes d’origine suisse. La transformation du Helmhaus n’en est pas variment une. Tout cela ressemble plus à un petit chantier qu’à une bunkerisation du bâtiment qui se trouve en plein centre de la vieille ville. Mais à l’intérieur du Helmhaus il y a Michel Houellebecq, l’autre star de la Manifesta zurichoise. L’auteur y expose une série d’images médicales en 3D qui representent son crâne, son visage et ses mains. Réalisées à la clinique de Hirslanden, cette suite est exposéee dans une salle blanche fortement eclairée. Une présentation aseptiséee qui est, sans doute, conçue pour nous rappeler l’univers hospitalier. Houellebecq est arrivé, s’est fait scanner et le tour était joué.

Du côté de l’art participatif, John Andrews (*1975) tire son épingle du jeu en misant sur un humour sympathique et en confrontant la cuisine d’un restaurant étoilé de Zurich avec les Imbiss locaux. Andrews s’est mis à collectionner les cartes de menus de banquets officiels suisses avec des invités prestigieux allant du négus à Grace de Monaco. Il a ensuite demandé au chef Fabian Spiquel d’adapter ces menus aux capacités culinaires d’une série de Imbiss locaux. Le néologisme Imbissy, qui associe « Imbiss » et « Embassy » figure cette confrontation entre « high » et « low » qui est commune dans le langage de l’art actuel, mais qui prend ici une dimension humaine et conviviale.

En parcourant la Manifesta 11, on a l’impression de visiter une exposition dont la promesse d’une collaboration des bons citadins de Zurich et des artistes contemporains s’est, pour une majorité des œuvres de commande, diluée dans une convivialité exempte du moindre esprit subversif ou critique. Avec une exception notoire : si Teresa Margolles (*1963) a essayée de thématiser le sujet de la violence faite aux prostituées, et plus particulièrement des transsexuels au Mexique, son travail a pris un tournure tragique alors que le personnage central de son film a été assassiné en cours de production de l’œuvre.

Mais l’intervention sur le thème central du travail la plus actuelle, malgré sa date de création de 2008, reste peut-être la vidéo Working for Deloitte for a Month de la finlandaise Pilvi Takala (*1981). Sous une fausse identité, avec la collaboration de Deloitte et du Kiasma Museum, l’artiste a joué le rôle d’une stagiaire qui tout au long de son engagement reste complètement inactive. Elle demeure assise devant une table vide, sans ordinateur, ou alors, fait des allers-retours absurdes dans l’ascenseur-maison sans en fournir la moindre justification. Pour le dire simplement : elle ne travaille pas. Les réactions quant à cet étrange personnage ne se sont pas fait attendre. Présente sur un petit écran, presque discret, au troisième étage du Löwenbräukunst-Areal, cette vidéo en dit long sur les rituels, les conventions et les attentes au travail. Cette vidéo a été choisie et exposée par Francesca Gavin, co-curatrice de Manifesta 11. Elle s’est récemment plainte que sont travail n’avait pas été suffisamment valorisé lors de journées d’ouverture.

Manifesta 11 – Die europäische Biennale für zeitgenössische Kunst, du 11 juin au 18 septembre, Zurich, Suisse, m11.manifesta.org
Christian Mosar
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