Avec le Bridderhaus et l’Ariston, deux nouvelles infrastructures culturelles seront inaugurées
la semaine prochaine. Il y aura donc une vie après l’année culturelle

L’après-2022 se dessine à Esch

Christian Mosar
Foto: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land vom 10.06.2022

Classé tous publics La rue Pierre Claude au centre-ville d’Esch-sur-Alzette connaît une activité rare ces derniers jours : une bonne dizaine d’ouvriers et autant de femmes de ménage se pressent dans le bâtiment des années soixante qui fait l’angle avec la rue Zénon Bernard. Car, ce lundi 13 juin, les portes s’ouvriront sur ce lieu restauré, permettant au public d’en découvrir les coulisses. Classé comme patrimoine national depuis 2019, l’ancien cinéma Ariston a connu plusieurs vies. Dès les années 70, la salle de cinéma du centre paroissial voisin a été complétée par des salles de réunions, un jeu de quilles ou encore un bar-discothèque. La gestion a été privatisée dans les années 80 (on y a même projeté des films érotiques). Ensuite l’exploitation de la salle a atterri dans le giron du groupe Utopia, puis dans celui de Caramba et les portes ont fermé en 2016. Après pas mal de tergiversations quant à son affectation et au prix demandé par le propriétaire, la Ville d’Esch en a fait l’acquisition en 2020 pour 4,68 millions d’euros, avec le projet d’en faire « un théâtre régional pour enfants et une salle des fêtes pour les associations et clubs de la région », lit-on dans la presse de l’époque.

Confiée aux architectes de WW+, la restauration (à plus de quinze millions d’euros) a été menée tambour battant pour y accueillir un bout de programmation liée à l’année culturelle, lors des journées portes ouvertes (le spectacle multilingue Idiomatic, les 13 et 14 au soir) et surtout à la rentrée fin septembre. Le théâtre d’Esch (sous l’égide de la commune) se voit confier la gestion et la programmation de la salle. Sa directrice, Carole Lorang, qui a introduit les spectacles familiaux dans sa programmation, refuse de stigmatiser un type de public. Elle veut surtout y voir « une deuxième salle pour le Escher Theater où mettre en valeur les arts de la scène à travers des créations plus intimistes et toujours innovantes ». Le théâtre jeune public y aura bien toute sa place, mais aussi de la danse (Les Arrière-Mondes de la compagnie belge Mossoux-Bonté, premier spectacle de la saison 2022-23 y sera programmé), de la musique, du théâtre ou des films (un grand écran est incorporé au dispositif). « Ce sera une scène parfaite pour des créations avec peu de comédiens ou quand la proximité avec le public s’y prête. » La grande salle polyvalente à l’étage sera bien destinée aux fêtes et réunions du secteur associatif, mais pourra tout aussi bien accueillir des ateliers participatifs ou des répétitions de spectacles. Outre la salle de 174 places, la scène de dix mètres de côté avec une régie technique qui va bien, l’Ariston dispose aussi d’un bar en sous-sol où une programmation culturelle (lectures, concerts) n’est pas exclue. Les loges pour les comédiens et une remise pour conserver costumes et accessoires complètent l’offre.

Mi-parcours La réaffectation de l’Ariston est une des pierres angulaires du développement culturel de la ville d’Esch. En 2017, elle a été une des rares villes à établir une stratégie culturelle sur dix ans (issue de réflexions et recherches déjà lancées par la précédente majorité). Intitulé Connexions, ce plan entend « faire d’Esch-sur-Alzette, un centre culturel créatif reconnu (dans la Ville, la région, le pays et la Grande Région) pour la diversité de sa culture et sa capacité d’innovation et de création ». Aussi, la culture y est considérée comme le quatrième pilier du développement de la ville du pays, après l’économie, le social et l’environnement. Après avoir souligné les qualités et opportunités de la culture à Esch, le document soulignait notamment le manque de lieux de rencontres pour les associations culturelles, l’inadéquation de certaines infrastructures avec leurs objectifs et missions, le besoin de formation dee professionnels de la culture, la carence de coopération entre les lieux existants. Il pointait du doigt « une image de la ville perfectible » ou « la faible capacité d’accueil touristique ». Le plan prévoyait cinq axes prioritaires : soutenir la création, favoriser l’accès de tous à la culture, favoriser la formation à la culture, soutenir le développement économique par la culture et valoriser l’image d’Esch. On est aujourd’hui à mi-parcours et, en attendant l’analyse officielle qui sera tirée en septembre, l’échevin en charge de la Culture, Pim Knaff (DP) se montre plus que réjoui. « On est bien plus loin que nos objectifs. Je pense que 80 pour cent de ce que l’on voulait faire a été fait », s’enthousiasme-t-il auprès du Land. Il estime donc qu’il faut « aller plus loin et se montrer plus ambitieux ». La part du budget municipal consacrée à la culture est passé de 10,5 pour cent en 2016 à plus de 18 pour cent pour 2022. « Bien évidemment, l’année culturelle demande des efforts supplémentaires qui ne pourront pas être consentis tous les ans. À l’avenir, ce ne sera plus 18, mais ce sera plus que dix. Tablons sur treize pour cent », calcule l’échevin qui est aussi le président de l’asbl frEsch.

Vilain et nouveau À travers son nom issu de l’allemand « frech » (insolent, impertinent) et de l’anglais « fresh » (frais), ce nouveau bras armé pour la culture affiche une sorte de programme « un peu vilain et très nouveau ». D’emblée, frEsch a été vue comme une alternative à l’univers plus glamour et belvalocentré de Esch2022. Ce dont Pim Knaff se défend : « Le but de frEsch est plutôt, à l’image de Lille 3000 qui a émergé après l’année de la culture Lille 2000, de gérer l’héritage de l’année culturelle et de nous rappeler à nos obligations envers ce titre ». L’association frEsch est entièrement financée par la Ville d’Esch à hauteur de 2,7 millions d’euros annuels. Elle compte une trentaine de salariés, y compris ceux qui travaillent aux événements tels que les Nuits de la Culture ou les Francofolies. Elle est cependant née avant l’année culturelle même, en mars 2020, dans le but de répondre à un appel à candidatures dans le cadre du projet Tiers-Lieux initié par l’Œuvre nationale de secours Grande-Duchesse Charlotte. « La commune ne pouvait postuler en tant que telle dans le cadre de la réaffectation du Bâtiment IV. D’où la nécessité de créer une nouvelle structure », fait valoir le président. Bien lui a pris puisque 400 000 euros ont été alloués pour faire vivre le lieu, mis à disposition par Arcelor-Mittal mais qui a nécessité un demi-million pour sa mise en conformité. Avec ses 3 000 mètres carrés de surface destinés et gérés par des associations, le bâtiment offre lieux d’expositions, de répétitions, d’ateliers, de réunions, de formation (voir d’Land 10.12.2021).

L’espace qui correspond le mieux au côté insolent de frEsch est sans conteste la Konschthal, situé boulevard Prince Henri (à quelques pas de l’Ariston) dans l’ancien magasin d’ameublement Espace Lavandier. L’immeuble a été acheté par la Ville d’Esch pour 11,6 millions d’euros pour y proposer des expositions d’art contemporain et accueillir la collection d’art de la ville. La rénovation a volontairement été assez légère, laissant les espaces bruts où le béton et les poutres métalliques ont été rendus visibles. Elle a quand même coûté plus de six millions d’euros. Le programme se veut jeune, créatif, avant-gardiste. « Peut-être comme le Palais de Tokyo à Paris », annonçait Christian Mosar, directeur artistique (d’Land 09.10.2020) et jusqu’ici, ça marche. L’Ego-Tunnel de Gregor Schneider a marqué les esprits dès l’ouverture et l’Instant comedy de Filip Markiewicz était suffisamment pop et ludique pour convaincre les plus récalcitrants. L’installation monumentale de Jeppe Hein et les trésors du design en métal, deux expositions qui ouvrent le 18 juin, vont valoriser les espaces d’une nouvelle manière.

Résidences à l’ancien hôpital Après la Konschthal et le Bâtiment IV, le troisième pilier de frEsch est le Bridderhaus. Le premier hôpital d’Esch-sur-Alzette, construit en 1878 par les dirigeants de l’usine métallurgique Metz doit son nom aux deux frères religieux placés à la tête du service. Le Centre hospitalier Émile Mayrisch a pris le relais dans les années 1920 et le Bridderhaus est devenu une maison de soins pour les retraités et invalides de l’Arbed jusqu’en 1963 où il est donné à la ville d’Esch. Pendant encore cinquante ans, il restera destiné aux personnes âgées, à travers plusieurs gestionnaires au fil des années. Abandonné en 2010, classé en 2018, le bâtiment a souffert des affres du temps. Les travaux de rénovation et de transformation, menés par Beng Architectes avec le Service des sites et monuments nationaux, sont en train de se terminer, avant l’ouverture officielle le 16 juin et les portes ouvertes le week-end suivant. L’espace se compose du bâtiment historique, de son annexe d’origine et d’une extension contemporaine, le tout autour d’une cour extérieure. Sept appartements avec espaces de création ont été créés pour des résidences d’artistes. Un huitième, dans le nouveau bâtiment, ne sera livré qu’à l’automne. Il est entièrement équipé et conçu pour des personnes à mobilité réduite. On ajoute une grande cuisine commune, des ateliers indépendants, des espaces modulables d’exposition et, à l’avenir, un restaurant… Le travail des architectes a été colossal pour solidifier les structures, apporter les modifications pour correspondre non seulement au confort actuel, aussi mais aux normes en vigueur pour la sécurité et la technique. Aussi, près de neuf millions d’euros ont été mobilisés pour cette restructuration. « L’idée a été de garder une fenêtre vers le passé en conservant la structure des chambres de part et d’autre d’un couloir. Mais aussi, d’apporter ce qu’il faut à une nouvelle vie pour que les artistes en résidence profitent de l’outil », détaille l’architecte Hatim Chebli. Dans la mesure du possible, les éléments anciens ont été conservés, certains carrelage par exemple, d’autres ont été refaits à l’identique comme l’escalier ou les fenêtres.

Les premiers artistes en résidence s’installent dés à présent en même temps que les premières expositions et événements culturels se mettent en place. Le peintre suisse Sébastien Mettraux s’installe pour les trois mois que dure sa résidence. Plusieurs studios sont réservés au projet Radio Art Zone dans le cadre de Esch2022 : une production artistique radiophonique de 22 heures, et une émission de radio en direct de deux heures pendant la pause déjeuner. Dans un bel esprit de collaboration, deux des studios sont destinés à des artistes qui travaillent à la Kulturfabrik voisine et qui changeront tous les mois jusqu’en novembre. Le recrutement d’un « project manager » pour le Bridderhaus ayant jusqu’ici échoué, la programmation artistique est chapeautée par Christian Mosar. Il peaufine ses orientations pour l’après-2022 : « Nous sommes en relation avec des réseaux de résidences internationales de haut niveau qui touchent de nombreuses disciplines artistiques.» Une personne plus spécifiquement chargée de l’intendance des lieux et des résidents semble cependant impérative, le directeur artistique ne pouvant pas passer son temps à compter les poubelles, choisir les draps ou commander les ampoules.

Comme après les années culturelles de 1995 et de 2007, il s’agit de laisser des traces. Les immeubles ont plus de chance de tenir que les promesses de remixage participatif. Avec ces nouveaux lieux destinés à la création, la monstration, la recherche et la formation culturelles, la Ville d’Esch se donne les moyens de ses ambitions.

France Clarinval
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