MULTINATIONALES ET DROITS HUMAINS

Que loi fasse justice

d'Lëtzebuerger Land du 09.10.2020

Assassinats de militants et journalistes, travail des enfants, répression syndicale, expropriations de petits paysans : ces graves violations des droits humains ont en commun d’impliquer des multinationales luxembourgeoises. Elles font partie d’une longue liste d’atteintes exposées à la presse jeudi 1er octobre par Action solidarité tiers monde (ASTM). L’ONG demande au gouvernement d’élaborer une loi sur le « devoir de vigilance des entreprises » pour mettre fin à ces pratiques et à l’impunité dont jouissent leurs auteurs. Une telle législation obligerait les entreprises à analyser les risques de leurs activités pour les droits humains, d’y remédier lorsque des violations sont commises et d’indemniser les victimes.

À ce jour, la France est le seul pays à avoir légiféré dans ce sens avec l’adoption en 2017 d’une loi aux effets certes limités, mais qui nourrit désormais le débat dans la plupart des pays européens. Elle s’appuie sur les « Principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits humains », adoptés par le Conseil des droits de l’Homme de l’ONU en 2011. La loi française responsabilise les maisons-mères des multinationales, aussi bien sur les activités de leurs filiales que sur celles de leurs sous-traitants et fournisseurs. « Dans une économie mondialisée et ouverte comme l’est celle du Luxembourg, il faut sortir des limites du pays et prendre en compte l’ensemble de la chaîne de valeur », insiste Michaël Lucas, coordinateur général d’ASTM. « Des entreprises violent les droits humains aussi bien dans les pays du Sud que du Nord », poursuit-il, citant le non-respect des droits syndicaux par Amazon ou l’exploitation de migrants en Andalousie pour la production de tomates bio.

ASTM met cependant l’accent sur les pays en développement dans un rapport intitulé « Risques d’impacts des activités des entreprises sur les populations dans les pays du Sud ». Sans prétendre à l’exhaustivité, l’ONG y présente des violations des droits humains impliquant six entreprises domiciliées au Luxembourg.

La plus connue est Ferrero, dont le siège international se trouve au Grand-Duché. Le rapport reproche au producteur de la pâte à tartiner favorite des enfants de se fournir en noisettes auprès de petits agriculteurs faisant travailler… des enfants syriens, réfugiés en Turquie. Particulièrement sensible à son image, le confiseur s’est engagé à interdire le travail des enfants dans sa chaîne de valeur et à améliorer la traçabilité de ses produits. Affaire à suivre donc.

À suivre aussi, la suite qu’accordera la Justice à la plainte pour calomnies, injures et violations de la vie privée déposée en 2019 par Socfin contre l’ONG luxembourgeoise SOS Faim et plusieurs de ses employés. Socfin, présent au Luxembourg depuis les années cinquante, est spécialisée dans la culture de palmiers à huile et d’hévéas en Afrique et Asie. Étroitement liée au groupe français Bolloré, elle est notamment accusée par un collectif d’ONG d’accaparer les terres de petits paysans laissés sans ressources, indique le rapport d’ASTM. Elle se distingue par des procédures dites « bâillons » qu’elle engage régulièrement contre des ONG et journalistes pour faire taire les critiques. SOS Faim plaide la liberté d’expression indispensable à l’accomplissement de sa mission de défenseurs des droits fondamentaux.

Dans le domaine de l’agro-industrie toujours, Euroamerican Finance SA détient 85 pour cent de Payco, deuxième plus grand propriétaire foncier du Paraguay. Il cultive céréales, soja, bois et pratique l’élevage sur des terres au centre d’un conflit avec des communautés paysannes et indigènes dans un pays où les contentieux fonciers prennent souvent une tournure violente. Mais pour Euroamerican Finance, l’affaire n’aura pas de suite au Luxembourg car, selon les documents que nous avons consultés, elle a été déclarée en faillite le 27 juillet dernier par le Tribunal d’arrondissement de Luxembourg. Sans bénéficiaires effectifs connus et sans employé au Grand-Duché, la société présentait une comptabilité confuse et travaillait notamment avec la sulfureuse Banco Espirito Santo, démantelée par le gouvernement portugais en 2014.

Bien plus solides, les sidérurgistes Ternium SA et Tenaris SA sont mis en cause pour des conditions de travail exécrables et la répression des activités syndicales ayant cours dans leurs usines au Guatemala et en Colombie. Deux pays où les libertés syndicales sont parmi les plus restreintes : depuis 2019, quatorze syndicalistes ont ainsi été assassinés en Colombie, selon l’index annuel de la Confédération syndicale internationale. Ternium et Tenaris sont des filiales du géant italo-argentin Techint et ont leur siège au Luxembourg, indique le rapport de l’ASTM. En réalité, les trois sociétés sont établies au Grand-Duché et occupent quelque mille mètres carrés de bureaux dans un immeuble du Boulevard Royal, au centre de la capitale. En 2019, Ternium et Tenaris ont versé 440 millions de dollars de dividendes à Techint Holdings dont les profits cumulés atteignaient 4,7 milliards de dollars. De quoi largement satisfaire aux augmentations salariales et à la couverture santé revendiquées par les salariés guatémaltèques et colombiens de ces entreprises.

Dans son rapport, ASTM pointe aussi la responsabilité des banques dans le financement des multinationales. Ce risque est significatif dans un pays comme le Luxembourg, comptabilisant
140 banques et qui s’enorgueillit d’être la seconde place financière mondiale pour les fonds d’investissements. Il en va ainsi de l’Industrial and Commercial Bank of China (ICBC), principalement détenue par l’État chinois et dont les autorités luxembourgeoises saluent avec enthousiasme son implantation locale. ICBC Luxembourg est impliquée à hauteur de 175 millions de dollars dans le financement de la mine de cuivre et de molybdène de Las Bambas, au Pérou. Ce site est connu pour ses impacts catastrophiques sur l’environnement, les mauvaises conditions de travail des mineurs et la répression parfois meurtrière des populations qui dénoncent ces dérives. L’argument selon lequel une banque ne saurait être tenue responsable des agissements de ses débiteurs démontre, selon Michaël Lucas de l’ASTM, l’impératif pour les entreprises d’établir une analyse des risques de leurs activités sur les droits humains : « Les banques pourraient ainsi soumettre leurs prêts à l’existence d’une telle analyse et refuser les crédits à celles qui n’en établissent pas. »

Le dernier cas exposé par ASTM est celui, spectaculaire, de NSO Group. Cette société israélienne est présente au Luxembourg par l’intermédiaire de quatre filiales aux participations croisées. Depuis cinq ans, NSO Group fait régulièrement la une de l’actualité. Elle est spécialisée dans la conception de logiciels espions, dont le plus connu est Pegasus, permettant d’espionner les téléphones portables via l’application WhatsApp. Pegasus a permis à des gouvernements et des sociétés de surveiller des militants de droits humains, des journalistes, des opposants politiques, des parlementaires et, plus récemment, Jeff Bezos, le patron d’Amazon et homme le plus riche au monde. Cette technologie est mise en cause dans la mort d’un journaliste mexicain et dans celle de Jamal Khashoggi, journaliste saoudien assassiné en octobre 2018 en Turquie, alors qu’il était devenu un opposant résolu au régime wahhabite. Au Luxembourg, l’affaire avait d’abord été révélée par la Zeitung vum Lëtzebuerger Vollek puis relayée par le député Dei Lénk David Wagner en janvier 2019. Le ministre des Affaires étrangères, Jean Asselborn, avait alors déchargé les autorités luxembourgeoises de leur responsabilité dans ce funeste épisode, mais le retentissement de l’affaire a néanmoins fait bouger les lignes.

C’est en effet à partir de ce moment que les services du ministre ont ouvert des perspectives plus sérieuses à la revendication d’ASTM et d’une quinzaine d’organisations luxembourgeoises en vue de l’élaboration d’une loi sur le devoir de vigilance des entreprises. Les freins, cependant, demeurent nombreux, tant au sein du gouvernement qu’auprès de certains parlementaires et de l’Union des entreprises luxembourgeoises (UEL), principale organisation patronale du pays. Les opposants au projet ont d’abord brandi l’engagement volontaire des entreprises avant de se rabattre sur l’argument du « level palying field », déjà récurent pour bloquer toute réforme de la fiscalité des multinationales. Autrement dit, sous prétexte de conserver sa compétitivité à l’économie nationale, une telle réglementation devrait d’abord être adoptée à l’échelle européenne afin de placer tous les pays membres de l’UE sur un pied d’égalité.

Selon nos informations, l’UEL suggère aussi d’exclure les Soparfi (Sociétés de participation financière) du champ d’application d’une éventuelle loi. Cette mesure mettrait à l’abri bien des multinationales puisque c’est précisément sous ce statut juridique qu’opèrent une grande partie d‘entre elles au Luxembourg.

Elles sont également nombreuses à juger que leur engagement en matière de Responsabilité sociale des entreprises (RSE) répond déjà à la question de la violation des droits humains. Ce raisonnement est souvent opposé par des entreprises mises en cause mais « il s’agit d’une confusion », analyse Antoniya Argirova, responsable du travail politique d’ASTM : « La RSE se base sur des contributions volontaires au développement alors que les Principes directeurs constituent une norme internationale attendue de toutes les entreprises ».

L’idée d’une loi fait néanmoins son chemin. À pas feutrés du côté des autorités. Une cartographie des risques de violations des droits humains par les entreprises luxembourgeoises, initialement promise à une large publicité, a finalement été discrètement publiée au cœur de l’été sur le site internet du ministère des Affaires étrangères, qui en avait passé commande à l’Université du Luxembourg. Ce document range l’évasion fiscale parmi les atteintes aux droits humains car les manques qu’elle induit dans les budgets nationaux privent notamment les populations de soins de santé ou d’éducation. Cela touche un point sensible, car la fiscalité avantageuse dont bénéficient les multinationales au Grand-Duché les incite à s’y domicilier massivement, souvent sous simple forme de boîte-aux-lettres ou avec des effectifs sans commune mesure avec les profits enregistrés.

Quoi qu’il en soit, le ministre des Affaires étrangères promet d’en dire davantage d’ici la fin de l’année, à l’occasion d’une conférence de presse où il exposera ses projets en la matière. Ce rendez-vous est très attendu par les ONG. Jeudi dernier, le coordinateur général d’ASTM, Michaël Lucas, a rappelé qu’en septembre 2019, Xavier Bettel avait annoncé la candidature du Luxembourg au Conseil des droits de l’Homme de l’ONU pour la période 2022-2024. « Les droits de l’Homme font partie de l’ADN du pays », avait alors lancé le Premier ministre face à l’Assemblée générale des Nations unies. Pour les défenseurs des droits humains, l’adoption d’une loi sur le devoir de vigilance des entreprises constituerait une bonne occasion de passer de la parole aux actes.

Le rapport est consultable sur le site d’ASTM : astm.lu

Fabien Grasser
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