Chronique Internet

53 millions de chansons parties en fumée

d'Lëtzebuerger Land vom 05.04.2019

Quinze ans après, il est sans doute difficile pour beaucoup d’entre nous de se souvenir du nom du premier réseau social qui avait réussi à se faire une place au soleil. Pratiquement disparu aujourd’hui, Myspace avait notamment réussi à attirer de nombreux groupes de musique qui avaient découvert la possibilité de promouvoir eux-mêmes leur production grâce à sa plateforme sans dépendre du bon vouloir de labels ou de maisons de disques. Myspace s’est rappelé au bon souvenir de ses anciens utilisateurs en reconnaissant piteusement avoir perdu l’ensemble des données déposées sur ses serveurs par ses utilisateurs entre 2003 et 2015. « Suite à un projet de migration de serveur, tous fichiers photo, vidéo et audio que vous avez uploadés il y a plus de trois ans peuvent ne plus être disponibles sur ou depuis Myspace. Nous vous prions de nous en excuser. Pour plus d’informations, merci de vous adresser à notre responsable pour la protection des données », indique un bandeau qui accueille les visiteurs sur myspace.com.

Alors qu’ils tentaient de faire passer ces données d’un serveur à l’autre, celles-ci ont été irrémédiablement corrompues, a indiqué l’entreprise. Une première information en ce sens avait circulé en février 2018. À l’époque, Myspace affirmait vouloir s’atteler à leur récupération. Il y a sept ou huit mois déjà, des utilisateurs de Reddit avaient signalé que ces efforts n’avaient pas abouti. Ce n’est qu’à la mi-mars que l’information a vraiment percé. Sans doute du fait de la réputation d’Andy Baio, un entrepreneur influent qui l’avait reprise et commentée avec une certaine hargne.

L’affaire est quelque peu risible, suggérant que l’héritage de cette entreprise en perdition se trouve entre les mains d’amateurs maladroits qui seront donc parvenus, à l’occasion d’un projet de migration mal ficelé, à pulvériser le principal trésor dont ils disposaient. Mais elle illustre aussi à quelle vitesse des géants numériques peuvent glisser dans l’insignifiance. Myspace a hébergé 53 millions de chansons de 14,2 millions d’artistes au fil des ans.

Andy Baio ne croit pas aux explications de Myspace, suggérant que ce n’est pas une erreur de manipulation mais un choix délibéré qui a abouti à la suppression de ces fichiers, motivé par le refus de l’effort et du coût de « migrer et héberger cinquante millions de vieux MP3 ».

À son apogée, en juin 2006, Myspace avait plus de visiteurs que Google. Le site faisait alors partie de News Corporation, qui l’avait acquis en juillet 2005 pour 580 millions de dollars et créé un label à son nom. Si dès 2008, Myspace a été dépassé par Facebook en nombre de visiteurs uniques, la plateforme a continué de représenter un aimant pendant quelque temps, avec un chiffre d’affaires de 800 millions de dollars en 2008. Parmi les artistes qui se sont fait connaître grâce à ce site figurent The Summer Obsession, Lily Allen, Owl City, Hollywood Undead, Sean Kingston et les Arctic Monkeys. L’entreprise employait encore 1 600 personnes en juin 2009. Depuis, le site a perdu chaque année un peu de son influence, tout en changeant plusieurs fois de propriétaire : racheté par Specific Media Group et Justin Timberlake en juin 2011 pour 35 millions de dollars, puis par Time Inc. en février 2016, il a été repris par Meredith Corporation en janvier 2018.

Des utilisateurs avisés auront sans doute conservé en un lieu sûr des copies des fichiers placés sur Myspace. Par ailleurs, une bonne partie de cette collection d’enregistrements ne sera regrettée par personne, certains se trouvant même soulagés que leurs productions de l’époque ne soient plus disponibles. Il n’en reste pas moins qu’il y a des liens vers Myspace un peu partout sur le web, notamment dans les historiques de musiciens et de groupes actuels qui y ont fait connaître leurs premières créations. Espérons que cette mésaventure servira d’alerte, notamment pour les historiens, quant à la fragilité de l’enregistrement des productions humaines sur support numérique.

Jean Lasar
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