Avec plus de vingt millions d’euros distribués chaque année, l’Œuvre nationale de secours Grand-Duchesse Charlotte est un acteur philanthropique incontournable. Son président Pierre Bley revient sur le fonctionnement et les projets

Grands moyens, grandes responsabilités

d'Lëtzebuerger Land vom 06.08.2021

d’Land : L’année 2020 a été celle du 75e anniversaire de la création de l’Œuvre, mais a surtout été celle du Covid-19 et des bouleversement que cela a entraîné. Quel regard portez-vous sur cette année particulière ?

Pierre Bley : Avec la crise sanitaire, le fait que 2020 était l’année du 75e anniversaire est devenu secondaire. Nous avons pu célébrer l’acte solennel de commémoration, le 23 janvier 2020 (en 1945, c’était le jour de la Fête nationale, anniversaire de la Grande-Duchesse, ndlr), en rassemblant un large spectre de représentants des autorités publiques, mais surtout les nombreux ressortissants de la société civile, bénéficiaires de l’Œuvre. Par la suite, d’autres commémorations, notamment un hommage à l’engagement des bénévoles, ont été annulés. L’année 2020 était aussi celle du renouvellement partiel des membres du Conseil d’administration et, je dois dire qu’ils ont été jetés dans le bain très vite : en réponse aux besoins ressentis sur le terrain par les porteurs de projets de l’Œuvre, nous avons mis en place un plan d’urgence d’aides spécifiques dès fin mars 2020. Ce sont finalement 22 projets visant à répondre à de nouveaux besoins urgents nés de la crise qui ont pu être soutenus avec près de 600 000 d’euros versés. Une attention particulière a été donnée aux personnes les plus vulnérables et au monde de la culture.

Parmi les manifestations de l’anniversaire, l’exposition Une histoire de solidarité a été maintenue et même prolongée aux Archives nationales. Au-delà de la commémoration, quelle est l’importance de ce passé pour l’Œuvre ?

Étant convaincus que le travail sur le passé est indispensable à analyser le présent, la mémoire fait partie des champs d’action de l’Œuvre qui soutient des projets de recherches, d’expositions, de publications, autour de la Deuxième Guerre mondiale, mais pas seulement. Le but de l’exposition aux Archives nationales, était d’abord de sensibiliser les plus jeunes à la fragilité de nos démocraties et aux risques face à la recrudescence d’égoïsmes nationalistes et de la xénophobie, un peu partout en Europe et dans le monde entier. Se souvenir du contexte de la création de l’Œuvre, doit aussi à inciter la société à plus de solidarité et de tolérance en rappelant que, dans l’immédiat après-guerre, la survie d’une partie de la population luxembourgeoise dépendait de la générosité d’autrui. La première mission historique était de distribuer l’aide qui arrivait de l’étranger où étaient installés des Luxembourgeois et leurs descendants, les États-Unis, mais aussi le Brésil, l’Argentine ou le Congo. Il fallait un récipiendaire pour ces fonds alors que l’occupant avait anéanti toutes les structures étatiques. C’est ainsi que l’Œuvre a été créée pour venir en aide aux victimes de la guerre. À l’occasion de l’anniversaire de la Grande-Duchesse, un appel à la solidarité est lancé peu après la création, invitant les citoyens à faire don d’une journée de salaire. Alors que, en janvier 1945, tout le monde est encore fragile et dans le besoin, la quête rapporte beaucoup d’argent (l’exposition parle de 4,6 millions de francs, ndlr). L’édition de timbres spéciaux avec un affranchissement supplémentaire et surtout l’arrêté grand-ducal décrétant que l’Œuvre obtenait le monopole de l’exploitation de la Loterie en juillet 1945 permettra d’assurer la continuité du financement de l’Œuvre. Dès le début, et par cet arrêté, la moitié des fonds étaient redistribuée aux offices sociaux des communes et aux associations caritatives comme la Croix-Rouge ou Caritas.

Cette répartition auprès de bénéficiaires récurrents est encore de mise aujourd’hui. Est-ce que cela limite votre pouvoir d’intervention ?

Par la loi qui nous régit, la moitié du résultat net de l’Œuvre représente les quotes-parts légales attribuées au Fonds National de Solidarité (FNS) et aux Offices sociaux. L’année dernière, cela représentait 11,1 millions d’euros. Par ailleurs, six institutions bénéficiaires récurrentes reçoivent une dotation annuelle (Croix-Rouge luxembourgeoise, Fondation Caritas Luxembourg, Ligue médico-sociale, Comité Olympique et Sportif Luxembourgeois (COSL), Fonds culturel national (Focuna) et natur&ëmwelt Fondation Hëllef fir d’Natur). Ce sont des montants fixes qui ont représenté, cette année 23,2 pour cent du résultat net, soit 5,2 millions d’euros. Ces sommes ne sont pas réévaluées au fil des années, ce qui nous donne plus de moyens pour la partie variable des aides. Les aides ponctuelles, que ce soit via des appels à projets que nous lançons ou par des sollicitations de porteur de projets sont en progression (plus 11,4 pour cent entre 2019 et 2020). Ce sont plus particulièrement ces soutiens sur lesquels nous avons une réelle influence et qui reflètent les orientations prises par le Conseil d’administration pour travailler dans les champs d’action que nous avons définis : social, culture, environnement, sport-santé et mémoire. Notre ligne est toujours de soutenir des projets qui comblent des besoins qui ne sont couverts ni par les fonds publics ni par l’initiative privée. En dehors des appels à projets, nous accordons des financements en fonction du bien-fondé des propositions, toujours dans nos domaines d’action. Le poids relatif de ces sollicitations connaît une baisse, notre but étant de donner plus de moyens aux projets dont nous avons l’initiative. Nous ne nous positionnons plus comme un financier passif. Nos moyens importants nous donnent des responsabilités importantes. Nous nous devons d’être actifs au sein de la société.

Comment déterminez-vous les problématiques ou thématiques prioritaires ?

Ce serait hautain et contre-productif de penser que le Conseil d’administration et les comités sectoriels, tout professionnel qu’ils soient et quelle que soit la valeur de ses membres, connaissent et comprennent tout ce qui se passe dans la société luxembourgeoise. Aussi, pour identifier les priorités du terrain et les cibles à toucher, nous faisons appel à la société civile, principalement à travers des tables rondes, des soirées à thème et des conférences où les personnes qui œuvrent dans un secteur particulier sont rassemblées et échangent sur leurs préoccupations et leurs besoins. C’est par exemple lors d’une de ces tables rondes que le fonds stART-up qui soutient les artistes, créatifs et acteurs culturels de moins de 36 ans a été lancé en 2012. Plus récemment, toujours dans le domaine culturel, c’est aussi une table-ronde qui a identifié la nécessité d’aider le développement de « Tiers-lieux culturels ». Autre exemple : le Plan national de la thérapie par le sport, avec le Luxembourg Institute of Health (LIH) et la Fédération Luxembourgeoise des Associations de Sport de Santé (Flass) est né d’une table ronde de 2012. C’est aussi ainsi que l’appel à projets « Action Jeunes – bien vivre la pandémie » a été lancé après une table ronde à laquelle ont participé plusieurs acteurs du secteur de l’enfance et de la jeunesse en février dernier. 25 institutions et domaines d’activités différents étaient représentés et nous ont alarmés sur l’impact négatif des conséquences de la pandémie sur le bien-être physique et mental d’un grand nombre d’enfants et de jeunes. Nous avons reçu 80 dossiers dont une trentaine ont déjà reçu une réponse positive. Une enveloppe de deux millions d’euros y est consacrée. Cette méthode de travail fonctionne bien et nous observons que lorsque nous faisons appel à la société civile, la réponse est très positive. C’est le cas aussi pour les jurys qui jugent les appels à projets où il y a toujours des personnes du terrain qui participent parce que les comités seuls considèrent qu’ils n’ont pas les compétences nécessaires. Sans doute, notre approche inclusive est appréciée car elle permet d’aboutir à des résultats proches des attentes.

L’Œuvre a fait beaucoup d’efforts pour rendre sa gouvernance et son organisation transparentes. Les actions que vous menez, les financements que vous distribués sont-ils évalués, analysés ?

Pendant longtemps, on donnait de l’argent aux « grands porteurs philanthropiques » comme ils sont appelés, parce qu’on estimait qu’ils travaillaient bien. Aujourd’hui, il ne leur suffit pas d’exister pour recevoir notre aide, nous voulons savoir où va l’argent. Nous avons des contacts avec nos bénéficiaires récurrents. L’initiative mateneen (en 2015, avec quinze millions d’euros pour les projets d’intégration et d’aide aux réfugiés, ndlr), a montré le bien fondé d’instituer d’une méthode d’évaluation structurée sur son impact. Depuis, des éléments d’évaluation se trouvent généralisés pour l’ensemble des aides octroyées par l’Œuvre. Le Conseil d’administration est très engagé dans cette voie. Les quinze membres (dont sept femmes, ndlr) ne se contentent pas d’un travail de surveillance, mais nous sommes, comme le nom l’indique, les administrateurs. Nous gérons l’Œuvre et ses ressources, avec la responsabilité que cela représente. Les membres prennent des initiatives pour travailler avec l’équipe pour faire avancer les choses, aller de l’avant, suivre les dossiers. Ce travail d’équipe est assez remarquable et est indispensable aux missions de l’Œuvre qui n’emploie que dix personnes (hors Loterie).

Quelle suite donnez-vous aux projets ? Est-ce que, pour reprendre la formule célèbre, vous ne donnez pas seulement un poisson, mais vous apprenez à pêcher ? En d’autres termes, comment faire en sorte que les bénéficiaires puissent finalement se passer de vous ?

Cela fait partie de nos critères de sélection : de faire en sorte que les idées et les projets puissent se multiplier, aient valeur d’exemple pour être repris par d’autres. C’est ce qu’on voit avec le sport-santé par exemple. La Flass s’est créée grâce au réseau développé dans le cadre du projet. Nous avions permis l’embauche d’un project manager et le Plan national est désormais soutenu par trois ministères (Sports, Santé et Sécurité sociale). Notre idée est donc d’accompagner le lancement de projets qui puissent continuer ensuite. Souvent, l’État reprend les projets-pilotes que nous avons financés. Nous pouvons nous permettre de tester des idées et des initiatives. Les ministères concernés ont l’avantage de pouvoir observer les débuts et peuvent, par la suite, conventionner les associations et ainsi pérenniser leur action.

Votre budget dépend presqu’entièrement des revenus de la Loterie nationale. Avec l’évolution des jeux, n’y a-t-il pas de risque de voir cette source se tarir ?

La Loterie nationale s’est considérablement modernisée ces vingt dernières années et continue à innover pour maintenir ses revenus. En 2020, la Loterie a pu atteindre un chiffre d’affaires de 111 millions d’euros, malgré une diminution significative des ventes pendant le confinement, notamment grâce à une offre digitale sécurisée. Après redistribution aux joueurs et aux revendeurs et les frais, 22,2 millions ont pu être versés à l’Œuvre qui a distribué 98 pour cent de ce montant. Donc, nous sommes à l’aise, c’est vrai, mais le succès des jeux est volatile. On voit par exemple que nous avons du mal à toucher les jeunes qui préfèrent jouer en ligne avec des résultats immédiats. Mais cette approche est difficilement conciliable avec notre déontologie de « jeu responsable », selon la formule consacrée. Ce qui est le plus inquiétant, qui nous cause le plus de soucis, ce sont les bornes illégales placées dans certains cafés. Selon certaines estimations, il y aurait entre mille et 2 000 machines de ce type qui généreraient l’équivalent de la moitié des revenus officiels, soit autour de cinquante millions d’euros ! Ce n’est pas marginal. Cela représente clairement une concurrence à nos produits mais surtout cela constitue une menace à l’ordre public en matière de jeu. Nous ne voulons pas être agressifs sur ce marché du jeu. Par rapport à d’autres pays, notre communication est très sage et très timide. Mais nous voulons garder cette éthique. Nous voulons que le jeu reste un moment de détente, et non un risque d’engrenage où les gens jouent leur salaire. Les points de vente sont formés et signent des contrats qui leur interdit de vendre des jeux à des personnes qui ne se comportent pas de manière responsable. De même, les gros lots ne sont pas distribués dans les cafés, mais uniquement ici, au siège de la Loterie. Je pense que beaucoup de joueurs gardent en tête que la Loterie sert à aider.

France Clarinval
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