Première création de la saison 2025-2026 du Escher Theater, À l’ouest d’Arkham est une adaptation théâtrale signée Mani Muller avec, à la mise en scène, Bach-Lan Lê-Bá Thi. Tous deux sont membres de la Compagnie du Grand Boube qui a coproduit le spectacle.
L’auteur luxembourgeois s’est inspiré de la nouvelle The Colour Out of Space (1927) du fameux écrivain américain Howard Phillips Lovecraft (1890-1937) qui, jusqu’à aujourd’hui, n’a cessé d’inspirer artistes, écrivains, cinéastes (cette nouvelle a d’ailleurs été adaptée plusieurs fois), mais pas seulement, avec ses univers étonnants où fantastique, science-fiction et horreur se frottent au fil d’une œuvre foisonnante.
Et c’est dans un tel monde que nous embarque ce singulier spectacle avec ses cinq comédiens et comédiennes (on regrette un casting inégal) dans une mise en scène réussie et très visuelle de Bach-Lan Lê-Bá Thi. À celle-ci s’accordent avec justesse la scénographie efficace de Peggy Wurth, les lumières expressives de Marc Thein et les images vidéo ingénieuses de Marc Scozzai qui font advenir de beaux tableaux et injectent par petites touches peur et angoisse sur scène comme dans la salle d’où on sort quelque peu oppressé. Malgré des longueurs, le spectacle interpelle.
Dans À l’ouest d’Arkham, il y a d’abord la ville imaginée par Lovecraft et située en Nouvelle-Angleterre. Si Mani Muller conserve ce lieu-dit, en revanche il change d’époque et situe son action à la fin des années 1980 et au début des années 1990, soit un siècle plus tard. Il fait ainsi revivre l’esthétique des eighties : images, musiques (tubes et sons new wave sortent d’un radiocassette trimballé par un des personnages), séries (Twin Peaks notamment évoquée à travers Laura Palmer et Gordon), infos du monde (références à Tchernobyl), supports audiovisuels (cassettes VHS, petit écran), objets (ah la machine à café filtre !)…
Cette distance temporelle favorise le surgissement sur le plateau d’une inquiétante étrangeté mais offre aussi des espaces d’humour (voir news en direct et témoignages sur le petit écran) qui donnent un ton décalé à cette pièce un peu bavarde qui entend questionner les origines, l’identité et le devenir de l’humain, son rapport à la nature et au surnaturel, son comportement avec le vivant et avec les autres, ses relations à l’emprise et à la folie. Dans le monde chaotique qui est le nôtre, ces sujets résonnent forcément.
Flashback. Arkham. Trois ans plus tôt. Une météorite s’écrase dans la cour de la ferme des Gardner (un choc certes mais un événement qui apporte un peu de notoriété à la famille) mais alors que la météorite « rétrécit », tout commence à se détraquer, la nature devient « landes ravagées », la terre poussière grise stérile et empoisonnée. Les récoltes sont spectaculaires mais immangeables, le vivant mute, les plantes se font géantes comme ces choux puants et ce lierre grimpant qui sont l’objet de toutes les curiosités, les animaux se transforment, monstrueux, bientôt la famille disjoncte et disparait… sans laisser de traces ou presque.
En cause, une couleur extra-terrestre, indescriptible, innommable, étincelle ou onde lumineuse, chose indicible qui survit au fond du puits là où disparaitra le fils Merwin (Lucas Jacquemain, convaincant). Quant au père Gardner, le vieux et robuste fermier Nahum (Jérôme Varanfrain, un peu fragile pour le rôle), il vacille, tombe dans la paranoïa et expirera pétrifié à sa table alors qu’il a enfermé au grenier sa femme Nabby (Yasmine Laassal, belle performance) qui, sous emprise, finira par n’être plus que cri. C’est le voisin et ami de la famille, « seul témoin direct des jours étranges », le taciturne, secret et ambigu Ammi Pierce (excellent Joël Delsaut), qui signalera leur disparition.
Quelques années plus tard, Doreen Harper, agente du FBI (Nora Zrika, peu crédible dans ce rôle) se rend sur les lieux du « crime » pour rencontrer l’ancien prof de littérature et essayer de démêler avec lui les nœuds des « jours étranges » et de reconstituer les scènes du passé. Sur le plateau, ces deux personnages évoluent sur le devant de la scène côté jardin alors que la famille Gardner est en arrière-plan, au centre ou côté cour. Quelques accessoires symbolisent d’un côté l’univers d’Ammi, de l’autre la ferme avec son puits énorme cratère central, la table en bois, les chaises et le sol, signes d’un âpre quotidien.
Les deux récits évoluent en parallèle. Aux longs bavardages de Doreen et d’Ammi s’opposent les séquences du passé, stylisées, quasi sans paroles au début, comme autant d’instantanés d’une routine quotidienne qui glisse peu à peu vers l’étrange. Dans le fond de la scène, un écran géant ouvre sur la nature environnante (nature paisible puis envahissante, images fixes puis animées, avec effets atmosphériques). Sur le plateau, un voile noir sépare les deux mondes, les deux temporalités, il sert aussi d’écran de projection aux images inquiétantes d’arbres mouvants et dansants. La bande sonore du spectacle – des petits bruits d’oiseaux aux cris d’outre-monde – amplifie le dérapage, le basculement de tout en tout.
À l’ouest d’Arkham de Mani Muller et Bach-Lan Lê-Bá Thi est un spectacle qui remue mais peine à transporter !