Dans Late Fascism, le sociologue et philosophe Alberto Toscano proposait en 2023 une relecture du fascisme à travers la tradition radicale noire, en montrant que la violence et l’oppression vécues par les Noirs américains révèlent une continuité historique avec le colonialisme et l’esclavage, et que la démocratie peut fonctionner de manière fascisante selon le groupe social observé, notamment les populations noires, qui continuent de vivre une forme de violence systémique et d’exclusion qui rappelle les logiques fascistes et coloniales. Norman Ajari, chercheur franco-américain en Francophone Black Studies à l’université d’Édimbourg et invité du dernier Vendredi rouge de déi Lénk, étend cette analyse à son concept du « technofascisme ». Il ne le réduit ni à Trump ni à l’intelligence artificielle, mais le décrit comme l’idéologie d’une classe sociale particulière. Non plus la petite bourgeoisie, comme dans le fascisme historique, mais l’élite milliardaire internationale, représentée par des figures comme Elon Musk ou Peter Thiel.
Ainsi Peter Thiel (CEO de Palentir, entreprise américaine d’analyse du big data et de l’IA) verrait l’IA et la cryptographie comme deux pôles d’un conflit technologique et politique : l’IA, centralisée, pourrait permettre un contrôle économique global, tandis que la cryptographie favoriserait un monde décentralisé et individualisé. Selon Ajari, Peter Thiel investirait dans l’intelligence artificielle non pour suivre sa logique intrinsèque, autrement dit la centralisation massive et l’accès illimité aux données, mais pour la plier à ses ambitions politiques libertariennes et autoritaires. Le chercheur américano-français distingue clairement le technofascisme du populisme incarné par Donald Trump. Si Trump agissait comme un leader populiste en agrégant des demandes sociales hétérogènes par des signes « creux » pour séduire les masses, le technofascisme serait fondamentalement « antipopuliste ». Il reposerait sur l’idée que la direction du monde appartient à une élite minuscule, dont le but est de consolider et d’étendre sa domination économique et politique sans passer par la démocratie ni l’assentiment des masses.
Ajari identifie par ailleurs dans le technofascisme une dimension archéo-futuriste : une fusion entre une technologie ultra-avancée et un retour à des valeurs archaïques et violentes. L’idée étant que les sociétés occidentales seraient pleinement elles-mêmes seulement en combinant science débridée et archaïsme moral. Un fantasme qui s’appuierait sur la critique des freins libéraux et des droits humains, considérés comme des « verrous moraux » qui limitent l’expérimentation scientifique et l’extension du pouvoir technologique et social. Ajari, qui n’était pas à son premier passage par le Luxembourg (il est passé par l’université de Belval, en philosophie), cite la définition du technofascisme proposée par Apocalypse Nerds (Hadjadji & Tesquet). Il ne s’agirait pas d’ajouter des gadgets à un vieux régime autoritaire, mais d’un nouveau type de pouvoir modulable, distribué et post-idéologique, où l’autorité se déploie via des plateformes (Airbnb, Uber, etc.) et des réseaux privés, souvent en contournant ou en affaiblissant l’État. Dans cette optique, la souveraineté devient un service plutôt qu’une institution incarnée.
L’aspect fondamental souligné par Norman Ajari est le rôle des monopoles et grandes entreprises : le technofascisme viserait à remplacer progressivement l’État par des entreprises monopolistiques (Amazon, Google, Meta). Là où le libertarianisme traditionnel ou l’anarcho-capitalisme échouaient à cause de la concurrence et des crises qu’elle engendre, le technofascisme trouverait une solution : la concentration monopolistique qui rend possible l’application radicale de décisions centralisées par quelques individus au sommet de ces entreprises. Dans ce contexte, l’intellectuel (connu pour explorer la dignité noire, le pessimisme racial et la décolonisation de la pensée politique contemporaine) insiste sur un paradoxe : le libertarianisme, initialement centré sur la liberté individuelle, se retrouverait aujourd’hui à abolir la liberté des autres pour garantir la liberté absolue des dirigeants des monopoles, à travers le contrôle des employés et des consommateurs. Une forme de réflexivité du libertarianisme, qui se réinventerait à travers les succès des monopoles contemporains pour atteindre ses ambitions politiques et économiques.
Elon Musk et l’acquisition de Twitter (X) illustrerait bien comment la liberté d’expression est subordonnée à la souveraineté privée. Musk justifiait son rachat par la restauration de cette liberté, mais impose en pratique ses propres règles, censurant certains contenus. La logique, d’après Ajari, est claire : quand un gouvernement fixe des standards, c’est de la censure, mais lorsqu’une entreprise le fait, c’est normal. Ce modèle traduirait l’absolutisation du pouvoir d’agir du chef d’entreprise en norme de gouvernance, transformant la liberté entrepreneuriale en instrument de contrôle social et politique, et illustrant comment le technofascisme s’appuierait sur les monopoles privés pour imposer une domination sans passer par la démocratie ou l’État.
Pour Ajari, Peter Thiel incarne par ailleurs une approche stratégique et philosophique de l’investissement où chaque entreprise doit porter une « mission » destinée à remodeler la société selon sa vision. En tant que président de Palantir et investisseur dans des entreprises comme Spotify, Airbnb, Lyft ou Paypal, il ne se contente pas de générer du profit : son objectif est de fragiliser les fondements de l’État-providence américain et de la redistribution héritée du New Deal. Spotify réduit les revenus des artistes, Airbnb concurrence directement les hôtels, et les plateformes de type Uber sapent la protection sociale des travailleurs. Ainsi, Thiel utilise l’investissement comme un instrument politique. Ses entreprises, une fois adoptées à grande échelle, servent à affaiblir l’État de l’intérieur, limiter ses recettes fiscales et concentrer le pouvoir économique et décisionnel entre les mains d’une minorité, reflétant une logique de domination par la sphère privée.
Le modèle d’influence politique aurait évolué. Ce ne sont plus seulement les médias qui sont utilisés, mais directement les entreprises, comme celles de Peter Thiel ou Elon Musk, qui diffuseraient une vision technofasciste en façonnant les comportements et le discours public. X (ex-Twitter) illustre ce contrôle idéologique via son algorithme et son IA, alignant la plateforme sur la vision ultralibérale, conservatrice et suprémaciste de Musk. Sous la direction de Peter Thiel et Alexander Karp, Palantir développe des logiciels d’aide à la décision pour les agences militaires (notamment israéliennes), de renseignement et civiles (NHS en Grande-Bretagne), permettant de cartographier et cibler des populations, ce que Karp appelle des « kill chains ». Ces outils imposent une vision du monde spécifique, orientant la prise de décision selon les options et modalités offertes par Palantir, tout en consolidant le pouvoir des monopoles technologiques. Nommée d’après les « pierres de vision » du Seigneur des Anneaux, l’entreprise symbolise la capacité à surveiller et contrôler le monde. Cette concentration et militarisation des technologies s’inscrirait, selon Ajari, dans une continuité impérialiste et capitaliste, renforçant les monopoles et la domination économique et sociale, plutôt qu’un nouveau mode de production technoféodal en rupture avec le capitalisme (identifié par Yánis Varoufákis).
Selon le philosophe franco-américain, on assisterait ni plus ni moins à la fin du néolibéralisme et de la logique selon laquelle la concurrence libre et non faussée serait la solution à tous les problèmes économiques et sociaux. Les « technofascistes » façon Peter Thiel considèrent que « la compétition est pour les perdants ». L’objectif ne serait donc plus de rivaliser sur un marché, mais de créer des monopoles absolus, des « megacorporations » capables de régner sur un marché fermé et, progressivement, de phagocyter l’État. Cette logique transforme l’entrepreneur en un véritable « généralissime d’industrie », avec un pouvoir quasi monarchique au sein de son entreprise, ce qui, selon Curtis Yarvin et d’autres intellectuels du technofascisme, expliquerait l’efficacité des grandes entreprises comme Apple. La démocratie interne et sociale est perçue comme un obstacle. L’idéologie technofasciste vise à substituer la souveraineté entrepreneuriale à la gouvernance collective, imposant un règne monopolistique qui façonne le corps social et le contrôle via les données, les technologies et les plateformes.