Orphelins

Of monsters and men

d'Lëtzebuerger Land vom 23.05.2014

Helen et Dany s’apprêtent à dîner en tête-à-tête ; le petit Shane, huit ans, est parti chez sa mamie. Ils ont quelque chose à fêter, ces deux-là : elle a mis sa nouvelle robe estivale couleur chair, lui son pantalon de velours côtelé brun et une chemise à carreaux – ils sont entre eux à la maison quand même. Ils fêtent l’annonce de la nouvelle grossesse d’Helen. Entre Liam. Il a la clé de leur appartement, Liam, ce frère ado d’Helen, chien enragé à la recherche éperdue d’amour et de reconnaissance. Il est la seule famille d’Helen depuis que leurs parents sont morts dans un accident quand ils étaient enfants. Liam est non seulement essoufflé et incroyablement sous tension. Il a aussi le t-shirt couvert de sang. Une quantité impressionnante de sang. D’où provient-il, tout ce sang ? Que s’est-il passé ?

Durant presque deux heures, l’auteur anglais Dennis Kelly va nous mener par le bout du nez avec Orphelins, sa pièce créée en 2009 et que Marja-Leena Junker met en scène au Centaure. Et elle la met en scène « vite et avec force », comme elle l’a promis dans une lettre à l’auteur pour lui demander les droits d’adaptation. Orphelins est aussi bien un thriller haletant dans lequel on apprend sans cesse de nouveaux récits apportant des éclaircissements sur le drame qui s’est passé dans la rue qu’une tragédie posant des questions morales et éthiques fondamentales. Dans ce huis clos à trois, les alliances entre les personnages changent sans cesse. Là où Dany, le mari aussi benêt que pataud d’Helen, incarne le bon sens et la morale – et Jules Werner joue ici de son ampleur physique pour l’enraciner dans le réel –, elle, Helen, est une sœur férocement protectrice qui devient une lionne pour défendre son petit frère. Qui a certes « fait des bêtises », concède-t-elle, mais c’était il y a longtemps, et c’était, elle en est convaincue, parce que « le monde n’est pas juste pour des gens comme Liam ».

Car plus ça va, plus la première version de Liam sur ce qui s’est passé cette nuit-là dans la rue devient plus improbable : il aurait voulu aider un jeune, gisant blessé dans la rue, tailladé à coups de couteau par un inconnu. Mais une fois qu’il l’aurait prise dans ses bras pour le recoucher sur le trottoir, la victime, encore inconsciente cinq minutes plus tôt, se serait enfouie en courant. Liam raconte ça en arrivant et espère s’en sortir, mais tout dans son corps sous haute tension – Mathieu Moro est incroyable dans le rôle – le trahit. Que s’est-il vraiment passé ? C’est quand Dany veut appeler de l’aide pour secourir la victime – un réflexe tout à fait naturel –, que les choses se compliquent : va-t-il accepter de livrer Liam, si cher à sa femme, à la police pour sauver un inconnu ? Or, remarque Dany, « si on ne fait rien parce qu’il n’est pas des nôtres, comment on va vivre avec ça ? »

Avec sa pièce, Dennis Kelly interroge fondamentalement la société contemporaine. Sur la peur dans les villes et les quartiers soi-disant dangereux – si elle jouait au Luxembourg, la pièce se passerait probablement rue de Strasbourg. Sur la naissance de la violence et de la haine raciale basée sur des clichés et des fantasmes de quelques fous – le meilleur ami de Liam est un nazi et collectionne des objets douteux flanqués de croix gammées et tout le bazar. Sur l’inégalité sociale ensuite : Liam, qui dit de lui-même qu’il est « un poison, un cancer » est un opprimé, un exclu de la vie, alors que sa sœur et son mari ont une belle vie, un bel appartement, une belle famille. Sur la fragilité d’un couple aussi : l’arrivée de Liam, qui incarne aussi le passé d’Helen, va les faire douter l’un après l’autre non seulement de leur amour, qui bat de l’aile de toute façon, mais aussi de leur volonté d’avoir ce deuxième bébé (Myriam Muller est très touchante dans ce doute et son angoisse). Dany est-il un lâche ? Liam est-il un bourreau ? Helen voulait-elle abandonner son frère, qui l’aime plus que tout, pour aller vivre dans une famille d’accueil quand ils étaient à l’orphelinat ? Orphelins n’épargne personne. Pas même le public, pour lequel cette soirée de théâtre est très éprouvante – le récit nocturne de Dany, où il décrit l’état de la victime, est physiquement quasi insupportable. En fait, Orphelins est une dsytopie, comme l’est notre monde d’aujourd’hui.

Orphelins de Dennis Kelly, mis en scène par Marja-Leena Junker ; scénographie : Christian Klein ; lumières : Véronique Claudel ; décor sonore : Jacques Herbet ; avec : Mathieu Moro, Myriam Muller et Jules Werner, ainsi que Leandro Castillo, Gaspard Lambot et Edgar Moro dans le rôle de Shane ; une production du Théâtre du Centaure, sera encore joué les 24, 27 et 28 mai, ainsi que les 3, 4 et 6 juin à 20 heures et les 25 mai et 5 juin à 18h30 au Théâtre du Centaure. Réservations par téléphone : 22 28 28 ou courriel : centaure@pt.lu ; pour plus d’informations : www.theatrecentaure.lu.
josée hansen
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