Bisbille

L’arbitre était-il neutre ?

d'Lëtzebuerger Land du 31.03.2011

André Guelfi, homme d’affaires français, bientôt 92 ans, davantage connu sous le sobriquet de « Dédé la Sardine », vient d’échapper à une sentence arbitrale qui le « condamnait »à payer la somme de 9,5 millions de dollars à deux intermédiaires qu’il avait lui-même recrutés, entre autres pour lui servir de prête-nom dans le rachat avorté d’un projet hôtelier de luxe en Russie. Procédure peu habituelle au Palais de justice : la huitième chambre du tribunal siégeant en matière civile a annulé une sentence arbitrale (prévue justement pour éviter les tribunaux) rendue six ans plus tôt, le 7 février 2005 par un certain Nasir Abid, homme d’affaires et résident luxembourgeois, dont le nom fut cité dans l’affaire Elf en France, à côté de celui d’André Guelfi.

Quatre hommes étaient au cœur d’un litige, qui a pour point de départ un projet de rachat, destruction et construction d’un hôtel de luxe à Moscou dont le financement se faisait à travers une myriade de sociétés écrans. Le premier, André Guelfi, un des condamnés de l’affaire Elf, mais trop vieux pour aller en prison, prétend avoir apporté la quasi-totalité des fonds nécessaires à la réalisation du projet, l’autre partie provenant d’un holding luxembourgeois, Gotim, appartenant à une riche famille du Moyen-Orient. Les deux autres protagonistes sont les frères Mehmet et Fadil Yuzal, lesquels assuraient le « portage » pour le compte de Guelfi de 60 pour cent des actions d’une société basée aux Antilles néerlandaises, Deep Sea Corporation. 40 p.c. des titres avaient été cédés à Fadil qui les a alors partagés avec son frère. Après un différend financier, les relations se brouillent entre la famille Yuzal et Guelfi, mais le projet hôtelier sera revendu avec une plus-value de plus de 25 millions de dollars. C’est à ce stade qu’apparaît, en avril 2004, le quatrième homme, Nasir Abid, appelé à faire l’arbitrage dans le conflit. Il est nommé, à la demande d’ailleurs de Guelfi « arbitre amiable compositeur unique » dans le but d’arrêter les comptes des opérations. Abid rend sa sentence le 7 février 2005 à Luxembourg (d’où la compétence des juridictions luxembourgeoises dans cette affaire) : Dédé la Sardine est condamné à payer 9,474 millions de dollars aux frères Yuzal, ce qui correspond à 40 p.c. de 23,685 millions de dollars, montant correspondant à la plus-value dégagée moins certains frais.

Un mois plus tard, le 2 mars 2005, le président du tribunal d’arrondissement de Luxembourg rend, via une ordonnance, la sentence exécutoire. Considérant que Abid fut un arbitre partial, parce qu’il était lié au holding Gotim (l’intéressé dément en être le bénéficiaire économique et Guelfi, selon le tribunal n’a pas apporté la preuve du contraire), Guelfi fait appel, mais son recours est déclaré irrecevable. Parallèlement, il forme opposition contre l’ordonnance. Cette procédure fera enfin « tilt ». L’instruction de l’affaire a pris près de six années. S’y est d’ailleurs greffée dans l’intervalle une plainte au pénal de Guelfi contre Abid, qui n’a au final débouché sur rien.

Le verdict est tombé fin janvier et n’a pas été frappé d’appel. « Quoi que le choix de Nasir Abid comme arbitre n’ait pas été idéal comme le montre le fait qu’André Guelfi ait par la suite tiré argument des liens entre l’arbitre et Gotim Holding pour solliciter l’annulation de la sentence, estiment les juges, il n’est pas prouvé que Nasir Abid aurait abusé de la mission qui lui fut confiée à l’initiative d’André Guelfi, par les litigants ». C’est sur un point de procédure, non sur le fond, que Guelfi a eu gain de cause : Nasir Abid n’a pas respecté le délais de trois mois prescrit par le nouveau code de procédure civile pour rendre son arbitrage. La sentence a donc été annulée.

Véronique Poujol
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